Briser les chaînes de Maman : Mon combat pour l’indépendance à 40 ans
— Tu rentres tard encore, Élodie ?
La voix de Maman résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Il est 21h12, je viens à peine de pousser la porte de notre appartement du 7ème arrondissement de Lyon. Je sens déjà la tension me saisir la gorge. Je pose mon sac, j’inspire profondément.
— J’étais avec Camille, on a pris un verre après le boulot…
Elle soupire, bruyamment. Je devine son regard accusateur derrière ses lunettes à monture dorée. Depuis que Papa est parti il y a quinze ans, elle s’est accrochée à moi comme à une bouée. J’ai quarante ans aujourd’hui, et pourtant, chaque soir, je dois justifier mes allées et venues comme une adolescente.
Je me dirige vers la cuisine. L’odeur du gratin dauphinois flotte encore dans l’air. Elle a mis la table pour deux, comme chaque soir. Je sens la culpabilité monter : elle a cuisiné pour moi, elle m’attendait. Mais ce soir, j’ai envie de crier.
— Tu aurais pu m’envoyer un message, Élodie. J’ai attendu pour dîner…
Je serre les poings. J’ai envie de lui dire que j’ai quarante ans, que je n’ai pas besoin d’être surveillée, que je veux vivre ma vie. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— Désolée, Maman.
Elle s’assied en face de moi, le visage fermé. Le silence s’installe, pesant. Je repense à Camille qui m’a encore lancé : « Mais pourquoi tu ne pars pas ? Tu pourrais avoir ton appart’, ta vie… »
Pourquoi je ne pars pas ? La question me hante chaque nuit. Peur de la solitude ? Peur de la blesser ? Ou peur de ne pas être capable ?
Le lendemain matin, je me réveille tôt. Maman est déjà debout, elle prépare le café en chantonnant une vieille chanson de Charles Aznavour. Je l’observe en silence. Elle a sacrifié sa vie pour moi après le départ de Papa. Elle n’a jamais refait sa vie, elle s’est consacrée à moi entièrement. Parfois, j’ai l’impression d’être son unique raison d’exister.
Au travail, mes collègues parlent de leurs enfants, de leurs vacances en couple, de leurs projets immobiliers. Moi, je souris poliment, mais je me sens étrangère à leurs vies d’adultes accomplis. Le soir venu, je traîne dans les rues animées du centre-ville, retardant le moment de rentrer.
Un soir, alors que je rentre plus tard que d’habitude, je trouve Maman assise dans le salon, les yeux rouges.
— Tu ne m’aimes plus ?
Sa voix tremble. Je reste figée sur le seuil.
— Bien sûr que si…
— Alors pourquoi tu fais tout pour m’éviter ?
Je sens la colère monter.
— Parce que j’étouffe ici ! Parce que j’ai besoin d’air !
Elle éclate en sanglots. Je m’approche pour la prendre dans mes bras mais elle me repousse.
— Tu veux m’abandonner comme ton père…
Ses mots me transpercent le cœur. Toute ma vie, j’ai porté ce poids : la peur de l’abandonner, la peur d’être égoïste. Mais ce soir-là, quelque chose se brise en moi.
Je passe la nuit à pleurer dans ma chambre. Au petit matin, je prends une décision : il faut que ça change.
Je commence à chercher des appartements sur Leboncoin en cachette. Chaque visite est un mélange d’excitation et de terreur. Un studio minuscule près de la Croix-Rousse me plaît bien. J’imagine mes livres sur les étagères, mes photos sur les murs… Ma vie à moi.
Mais chaque fois que je rentre à l’appartement familial, la culpabilité me rattrape. Maman devient plus fragile, elle oublie ses rendez-vous médicaux, elle laisse brûler le dîner. Est-ce qu’elle fait exprès ? Est-ce qu’elle veut me retenir ?
Un dimanche après-midi, alors que nous regardons un vieux film ensemble, elle pose sa main sur la mienne.
— Tu vas partir bientôt, n’est-ce pas ?
Je baisse les yeux.
— Je crois que oui…
Elle se met à pleurer doucement.
— Je ne sais pas vivre sans toi.
Je voudrais lui dire qu’elle y arrivera, qu’elle a des amies au club de lecture, qu’elle pourrait voyager… Mais je sais qu’elle ne veut rien entendre.
Les semaines passent. Je signe enfin le bail du studio. Le jour du déménagement approche. Je n’en dors plus la nuit. Maman fait semblant d’ignorer les cartons qui s’entassent dans ma chambre.
Le matin du départ, elle ne dit rien. Elle m’aide à porter mes affaires jusqu’à la voiture de Camille. Au moment de refermer la portière, elle me serre fort contre elle.
— Tu resteras toujours ma petite fille…
Je fonds en larmes dans ses bras.
Dans mon nouveau studio, le silence est assourdissant au début. Mais peu à peu, je découvre le goût de la liberté : inviter des amis sans prévenir, manger des céréales au dîner si j’en ai envie, danser seule au milieu du salon…
Mais chaque soir, je pense à Maman seule dans l’appartement trop grand. Ai-je fait le bon choix ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ?
Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre cette même histoire silencieuse ? À quel moment a-t-on le droit de choisir sa propre vie sans trahir ceux qu’on aime ?