Je ne suis pas aide-soignante : Reprendre ma vie dans une famille française
« Tu comprends, maman ne peut plus rester seule. » La voix de François résonne encore dans la cuisine, ce soir d’octobre où tout a changé. Je serre la tasse de thé entre mes mains tremblantes. Le silence s’installe, lourd, pesant, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Je voudrais crier, protester, mais je n’arrive qu’à murmurer :
— Et moi, François ? Tu as pensé à moi ?
Il détourne les yeux, gêné. « On n’a pas le choix, Claire. C’est la famille. »
La famille. Ce mot qui pèse comme une chape de plomb sur mes épaules depuis que j’ai épousé François. Nous vivons à Tours, dans une maison modeste mais chaleureuse, avec nos deux enfants, Camille et Julien. J’ai toujours rêvé d’un peu de liberté, d’un retour à mon métier d’institutrice que j’ai mis entre parenthèses pour élever les enfants. Mais depuis ce soir-là, mes rêves se sont effacés derrière les besoins de Madame Dubois.
Elle est arrivée un matin pluvieux, tirant derrière elle une valise fatiguée et un regard triste. « Bonjour Claire », a-t-elle dit d’une voix faible. J’ai forcé un sourire, cachant mon angoisse derrière des politesses. Très vite, la maison s’est transformée : le salon est devenu sa chambre, les horaires de repas ont changé, et chaque journée s’est organisée autour de ses médicaments, de ses besoins, de ses plaintes.
Au début, j’ai voulu bien faire. Je préparais ses plats préférés — blanquette de veau, gratin dauphinois — et je l’accompagnais à ses rendez-vous médicaux. Mais très vite, la fatigue s’est installée. Les nuits étaient courtes : elle m’appelait souvent pour l’aider à se lever ou simplement parce qu’elle avait peur du noir. Le matin, je devais gérer les enfants en retard pour l’école et Madame Dubois qui voulait son petit-déjeuner à heure fixe.
François travaillait beaucoup ; il rentrait tard et trouvait toujours une excuse pour ne pas trop s’impliquer : « Tu sais bien que maman préfère parler avec toi… »
Un soir, alors que je débarrassais la table, Camille m’a demandé :
— Maman, pourquoi tu pleures ?
Je n’avais même pas remarqué les larmes qui coulaient sur mes joues.
Les semaines passaient et je me sentais disparaître. Mes amies me proposaient des sorties, mais je refusais toujours : « Je ne peux pas laisser Madame Dubois seule… » Même ma mère me disait : « C’est normal d’aider sa belle-mère, Claire. C’est ça la famille. »
Mais au fond de moi, une colère sourde grandissait. Pourquoi étais-je la seule à tout porter ? Pourquoi personne ne me demandait comment j’allais ?
Un dimanche après-midi, alors que François et les enfants étaient partis au parc, Madame Dubois m’a appelée dans sa chambre.
— Claire… tu peux venir m’aider ?
Je suis entrée, épuisée.
— Tu sais… je ne voulais pas te déranger dans ta vie. Mais je n’ai plus personne.
Ses yeux étaient humides. Pour la première fois, j’ai vu autre chose qu’une vieille femme exigeante : une mère abandonnée par le temps et la solitude.
J’ai pris sa main. Nous sommes restées silencieuses quelques minutes.
— Je ne suis pas infirmière, tu sais…
Elle a souri tristement.
— Je sais bien. Mais tu es la seule qui reste.
Cette phrase m’a frappée en plein cœur. Et si moi aussi je finissais comme elle ? Seule et dépendante ?
Le soir même, j’ai attendu que François rentre. J’ai rassemblé tout mon courage.
— François, il faut qu’on parle.
Il a soupiré :
— Encore ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je n’en peux plus. Je ne suis pas aide-soignante. J’ai besoin de retrouver ma vie…
Il est resté silencieux longtemps.
— Tu veux qu’on la mette en maison de retraite ? Tu sais bien qu’elle ne voudra jamais…
— Et moi ? Est-ce que tu veux que je disparaisse ?
Pour la première fois depuis des mois, il m’a regardée vraiment.
— Je… je ne savais pas que c’était si dur pour toi.
Nous avons parlé longtemps cette nuit-là. De ses peurs à lui — perdre sa mère — et des miennes — perdre mon identité.
Quelques jours plus tard, nous avons organisé une réunion de famille avec les frères et sœurs de François. Chacun a pris conscience du poids qui reposait sur mes épaules. Finalement, ils ont accepté d’alterner les week-ends et d’envisager une aide à domicile.
Ce n’est pas parfait ; il y a encore des jours difficiles. Mais j’ai repris des cours à mi-temps et retrouvé un peu d’air.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce toujours aux femmes de tout sacrifier ? Est-ce que le mot « famille » doit forcément rimer avec « oubli de soi » ? Qu’en pensez-vous ?