Ma petite Lilia en robe Chanel : Mère indigne ou simplement différente ?

— Tu crois vraiment que c’est normal, ce que tu fais avec ta fille ?

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la petite main de Lilia, qui s’accroche à ma jupe en soie. Elle ne comprend pas tout, mais elle sent la tension. Je la regarde, ses grands yeux noisette brillent d’incompréhension et de tristesse. Elle porte aujourd’hui une robe Chanel, cadeau de mon amie Camille qui travaille à Paris. Dans notre village du Lot-et-Garonne, ce genre de vêtement fait jaser plus vite qu’un orage d’été.

— Maman, pourquoi mamie est fâchée ?

Je m’accroupis pour être à sa hauteur. Comment lui expliquer que l’amour d’une mère peut devenir un fardeau aux yeux des autres ?

— Ce n’est rien, ma chérie. Viens, on va préparer le goûter.

Mais les mots de ma mère me hantent. Depuis la naissance de Lilia, j’ai voulu qu’elle ait tout ce que je n’ai jamais eu : des vêtements élégants, un prénom rare, des livres en anglais, des jouets en bois venus du Danemark. Je voulais qu’elle se sente unique, précieuse. Mais ici, dans ce village où tout le monde se connaît depuis trois générations, la différence est une faute.

Le lendemain matin, sur la place du marché, les regards sont lourds. Madame Dupuis, la boulangère, me lance un sourire pincé :

— Alors, la petite princesse va-t-elle encore à l’école en robe de soirée ?

Je ravale ma fierté et souris poliment. Lilia serre sa main autour de mon doigt.

— Maman, pourquoi ils me regardent comme ça ?

Je n’ai pas de réponse. Je sens la colère monter. Pourquoi le bonheur de ma fille dérange-t-il tant ?

À la maison, mon mari Pierre tente d’apaiser les tensions :

— Tu sais bien comment sont les gens d’ici… Ils n’aiment pas ce qui sort de l’ordinaire.

Mais moi, je refuse de céder à la médiocrité par peur du qu’en-dira-t-on. Pourtant, chaque jour devient plus difficile. À l’école, Lilia rentre parfois en pleurant :

— Les autres disent que je suis une « snob »… Que je me prends pour une Parisienne…

Je serre les dents. Je voudrais la protéger de tout ça, mais je sens que je suis peut-être responsable. Ai-je projeté sur elle mes propres rêves inassouvis ?

Un soir, alors que je range ses vêtements dans l’armoire — des robes à fleurs, des pulls en cachemire — je tombe sur une lettre écrite maladroitement :

« Maman, je veux être comme les autres filles. Je veux mettre un jean et courir dans la boue. »

Mon cœur se serre. J’ai voulu lui offrir le meilleur et je l’ai privée de la simplicité. Je repense à mon enfance : les genoux écorchés, les rires dans les champs, les goûters partagés sur le muret devant l’école… Ai-je oublié que le bonheur ne se trouve pas dans une étiquette cousue sur une robe ?

Le lendemain matin, j’ouvre l’armoire et choisis un vieux jean et un pull simple pour Lilia.

— Aujourd’hui, tu mets ce que tu veux.

Ses yeux s’illuminent. Elle court dehors retrouver ses copines. Je l’observe par la fenêtre : elle saute dans les flaques d’eau, rit aux éclats… Pour la première fois depuis longtemps, elle semble vraiment heureuse.

Le soir venu, ma mère vient me voir.

— Tu sais… Je t’ai jugée trop vite. Tu veux bien pour ta fille ce que tu n’as pas eu. Mais parfois, il faut juste leur laisser être des enfants.

Je hoche la tête en silence. Les larmes me montent aux yeux.

Plus tard dans la nuit, alors que tout le monde dort, je m’assois au bord du lit de Lilia et caresse ses cheveux.

— Est-ce que je suis une mauvaise mère parce que j’ai voulu trop bien faire ? Est-ce qu’on peut aimer trop fort ?

Et vous… Où mettez-vous la limite entre aimer et étouffer ?