Entre Deux Mondes : Le Choix Impossible
« Tu veux vraiment l’abandonner, Hélène ? » La voix de Julien tremble, ses yeux rougis fixés sur moi à travers la table de la cuisine. Le silence pèse, seulement brisé par le tic-tac de l’horloge et le souffle court de mon fils Paul qui joue dans le salon. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de retenir mes propres larmes.
Je n’ai jamais connu mon père biologique. Lucien est entré dans ma vie quand j’avais huit ans, un homme bourru mais tendre, qui a tenté maladroitement de combler le vide laissé par l’absence. Aujourd’hui, il a 86 ans. Il vit seul dans sa vieille maison à Saint-Laurent-sur-Saône, un village où les volets se ferment à 18h et où la jeunesse n’est plus qu’un souvenir. Sa santé décline : il oublie d’éteindre le gaz, se perd dans ses souvenirs, confond parfois mon prénom avec celui de maman, disparue il y a cinq ans.
Je suis mère célibataire depuis que le père de Paul nous a quittés pour une autre vie à Bordeaux. Mon quotidien est une course : déposer Paul à l’école, courir au travail à la mairie, gérer les devoirs, les lessives, les cauchemars nocturnes… Et chaque week-end, faire cent kilomètres pour vérifier que Lucien n’a pas mis le feu à la maison ou oublié de manger.
Julien, mon frère cadet, vit à Lyon. Il vient rarement. Il m’appelle parfois, culpabilisé, mais il a sa vie : un poste d’ingénieur, deux enfants en bas âge, une femme débordée. Pourtant, aujourd’hui, il est là. Et il refuse d’entendre ce que je propose.
« Ce n’est pas l’abandonner », je souffle. « C’est… c’est juste que je n’y arrive plus. Je suis épuisée, Julien. Paul a besoin de moi aussi. »
Julien se lève brusquement, fait tomber sa chaise. « Tu veux qu’il finisse dans une chambre blanche avec des inconnus ? Tu crois que c’est ce qu’il mérite après tout ce qu’il a fait pour nous ? »
Je baisse les yeux. Je me souviens des Noëls passés autour du vieux poêle à bois, des histoires que Lucien racontait sur la guerre d’Algérie, des tartes aux pommes qu’il préparait maladroitement pour nos anniversaires. Mais je me souviens aussi des nuits blanches à m’inquiéter pour lui, des appels des voisins qui me disent qu’il erre dans la rue en pyjama.
Le soir même, je rentre chez moi. Paul me demande : « Maman, pourquoi t’es triste ? » Je lui souris faiblement et lui caresse les cheveux. Comment expliquer à un enfant de huit ans ce poids qui m’écrase ?
Le lendemain, je prends ma voiture et file à Saint-Laurent. Lucien m’attend sur le pas de sa porte, son pull troué sur les épaules. « Tu viens boire un café ? » Sa voix est faible mais joyeuse. À l’intérieur, l’odeur de renfermé me serre le cœur. Il y a des piles de journaux partout, des assiettes sales dans l’évier.
« Lucien… » Je m’assieds en face de lui. Il me regarde avec ses yeux clairs fatigués. « Tu sais que je t’aime beaucoup… Mais tu es fatigué aussi. Tu ne voudrais pas aller dans un endroit où on pourrait s’occuper de toi ? Où tu aurais des amis, des activités… »
Il reste silencieux un long moment. Puis il murmure : « Ici c’est chez moi. Je veux pas partir. J’ai peur d’oublier qui je suis si je pars d’ici… »
Je sens ma gorge se nouer. Je pense à tous ces vieux du village qui finissent leurs jours seuls ou dans des EHPAD impersonnels. Je pense à Paul qui a besoin d’une mère présente et joyeuse.
Le dimanche suivant, réunion de famille chez moi à Mâcon. Julien est là avec sa femme Claire et leurs enfants. L’ambiance est tendue. Claire tente d’apaiser : « On pourrait peut-être organiser un roulement ? Chacun son tour pour aller voir Lucien… » Mais Julien secoue la tête : « Je ne peux pas prendre plus de jours de congé… »
La discussion s’envenime vite : reproches sur les absences passées, sur qui a fait quoi pour maman avant sa mort, sur les sacrifices jamais reconnus.
Paul observe tout cela en silence depuis le canapé. Plus tard, il vient me voir : « Maman, pourquoi t’es fâchée avec tonton ? »
Je m’effondre dans ses bras. « Parce que c’est difficile de faire ce qui est juste… »
Les semaines passent. Lucien chute dans sa salle de bain ; c’est la voisine qui le retrouve et m’appelle en panique. À l’hôpital de Mâcon, le médecin me dit : « Il ne peut plus vivre seul. Il faut envisager une structure adaptée… »
Je rentre chez moi vidée. Julien ne répond plus à mes messages.
Un soir d’automne, alors que Paul dort enfin après une crise d’angoisse (« Tu vas m’abandonner aussi ? »), je m’assois devant la fenêtre et regarde les lumières de la ville.
Ai-je le droit de choisir ma vie au détriment de celle de Lucien ? Est-ce égoïste de vouloir offrir une enfance heureuse à mon fils sans être rongée par la culpabilité ? Ou bien est-ce ça aussi aimer : accepter ses limites et demander de l’aide ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tout concilier sans se perdre soi-même ?