Entre le cuir et le sang : Une famille en équilibre précaire

« Non, Camille, on ne peut pas venir ce week-end. On a enfin eu ce rendez-vous pour faire réviser la Volvo. Tu comprends, c’est important. »

La voix de ma belle-mère résonne encore dans ma tête, froide, presque mécanique. Je serre le téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Juliette, ma fille de six ans, me regarde avec ses grands yeux noisette, pleine d’espoir. Elle attend que je lui dise que ses grands-parents viendront fêter son anniversaire. Je n’ai pas le courage de lui annoncer la vérité.

« Ils arrivent bientôt, maman ? »

Je détourne les yeux, honteuse. « Oui, ma chérie… bientôt. »

Je mens. Encore. Pour la protéger, pour ne pas lui briser le cœur. Mais au fond, c’est le mien qui se fissure un peu plus à chaque fois.

Le soir, quand Paul rentre du travail, je sens déjà la tension monter. Il pose sa sacoche sur la table, embrasse distraitement Juliette et me lance un regard fatigué.

« Ils ont appelé ? »

Je hoche la tête. « Ils ne viendront pas. La voiture… encore une fois. »

Paul soupire, s’effondre sur une chaise. « Tu sais comment ils sont. Papa ne supporte pas qu’on touche à sa Volvo. C’est… c’est leur bébé, tu comprends ? »

Je me retiens de hurler. Leur bébé ? Et Juliette alors ? Notre fille ?

La semaine passe dans une ambiance lourde. Juliette prépare des dessins pour ses grands-parents, elle répète la chanson qu’elle voulait leur chanter. Je la regarde s’accrocher à ce fil d’espoir, et je me sens impuissante.

Le samedi arrive. J’ai décoré l’appartement avec des ballons roses et des guirlandes en papier crépon. Les copines de Juliette arrivent, rient, courent partout. Mais il manque quelque chose. Il manque quelqu’un.

À seize heures, le téléphone sonne. C’est ma belle-mère.

« On pense bien à vous ! On a acheté un petit cadeau pour Juliette, on passera le déposer dans la semaine… si la voiture est prête. »

Je raccroche sans répondre. Paul me regarde, les yeux brillants de colère et de tristesse mêlées.

« Tu pourrais faire un effort, Camille… Ce sont mes parents après tout. »

Je craque.

« Un effort ?! Et moi alors ? Et Juliette ? Tu trouves ça normal qu’ils préfèrent leur fichue voiture à leur petite-fille ? Tu trouves ça normal qu’on doive toujours passer après le cuir de leurs sièges et la brillance de leur carrosserie ? »

Paul baisse les yeux. Il n’a pas de réponse.

La fête se termine dans un silence pesant. Juliette s’endort dans mes bras, une larme séchée sur sa joue.

Le lendemain matin, je décide d’aller voir mes beaux-parents. Je prends Juliette par la main et nous marchons jusqu’à leur pavillon cossu de la banlieue lyonnaise.

La Volvo trône devant la maison, étincelante sous le soleil.

Ma belle-mère ouvre la porte, surprise de nous voir.

« Camille… Juliette… Vous n’aviez pas prévenu… »

Je prends une grande inspiration.

« Je voulais juste que vous voyiez ce que vous manquez. Juliette voulait vous chanter sa chanson d’anniversaire. Elle a attendu toute la semaine pour vous montrer ses dessins. Mais vous n’étiez pas là… parce que votre voiture avait besoin d’une révision. »

Ma voix tremble mais je continue.

« Je ne comprends pas comment on peut préférer du métal et du cuir à sa propre petite-fille. Je ne comprends pas comment on peut laisser passer des moments qui ne reviendront jamais… pour une voiture qui finira un jour à la casse. »

Ma belle-mère reste muette, les yeux embués.

Juliette s’avance timidement et tend un dessin : un cœur rouge entouré de deux voitures grises.

« C’est pour vous… même si vous n’aimez pas trop venir chez nous… »

Un silence gênant s’installe. Mon beau-père arrive derrière sa femme, l’air embarrassé.

« Camille… On ne voulait pas blesser qui que ce soit… On pensait juste que… enfin… on est vieux, on a nos habitudes… La voiture c’est tout ce qu’il nous reste parfois pour nous sentir utiles… »

Je sens ma colère retomber un peu, remplacée par une immense tristesse.

« Mais il vous reste aussi votre famille… si vous voulez bien la voir. »

Nous repartons sans un mot de plus. Sur le chemin du retour, Juliette serre fort ma main.

Le soir venu, Paul me prend dans ses bras.

« Tu as eu raison d’y aller. Peut-être qu’ils comprendront maintenant… Peut-être qu’on pourra changer les choses… »

Je ferme les yeux et laisse couler mes larmes silencieuses.

Est-ce qu’on peut vraiment changer les gens ? Est-ce que l’amour finira par compter plus que le cuir d’une Volvo ? Qu’en pensez-vous ?