« Marie, tu dors dans la cuisine maintenant » – Histoire d’une mère dans sa propre maison
« Marie, tu dors dans la cuisine maintenant. »
La voix de Sophie résonne encore dans ma tête, froide, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de ma valise contre moi, debout au milieu du couloir, les yeux embués. Paul, mon fils, détourne le regard. Il ne dit rien. Il ne dit jamais rien quand il s’agit de moi, comme si j’étais devenue invisible depuis que j’ai franchi le seuil de leur appartement à Lyon il y a deux ans.
Je me souviens du jour où j’ai quitté notre maison à Clermont-Ferrand. Paul m’avait dit : « Maman, tu seras mieux chez nous. On s’occupera de toi. » J’ai tout laissé derrière moi : les souvenirs avec mon défunt mari, les rires des enfants dans le jardin, la vieille commode de ma mère. J’ai cru que j’allais retrouver une famille unie, mais je n’ai trouvé que des murs froids et des regards fuyants.
Le soir même, je m’installe sur le vieux canapé-lit de la cuisine. La lumière du réfrigérateur clignote chaque fois que quelqu’un vient y piocher quelque chose. J’entends Sophie murmurer à Paul dans le salon :
— Elle prend trop de place… On n’a plus d’intimité.
— C’est ma mère, Sophie…
— Justement ! Elle n’est plus chez elle ici.
Je retiens mes larmes. Je me fais toute petite, espérant disparaître. Mais comment disparaître quand on a tant donné ?
Le lendemain matin, je prépare le petit-déjeuner comme d’habitude. Je mets la table pour trois, mais Sophie retire une assiette.
— Je prends mon café au bureau, dit-elle sèchement.
Paul ne me regarde pas. Il avale son café en silence et part sans un mot. Je reste seule avec la vaisselle sale et le bruit du lave-vaisselle qui tourne en boucle.
Les jours passent et se ressemblent. Je fais les courses, je cuisine, je nettoie. Parfois, je m’assois sur le balcon pour regarder les passants dans la rue Garibaldi. Personne ne me parle. Même mon petit-fils Lucas ne vient plus me voir. Il a quinze ans et préfère rester enfermé dans sa chambre avec ses jeux vidéo.
Un soir, alors que je plie le linge dans la cuisine, j’entends Sophie hausser le ton :
— Paul, il faut qu’on parle ! Ta mère… elle nous étouffe ! On ne peut plus vivre comme ça.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Elle n’a nulle part où aller.
— Ce n’est pas mon problème !
Je sens mon cœur se serrer. J’ai envie de crier, de leur rappeler tout ce que j’ai sacrifié pour eux : les nuits blanches quand Paul était malade, les heures passées à faire des gâteaux pour ses anniversaires, les économies mises de côté pour ses études à Lyon… Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Un dimanche après-midi, ma sœur Jeanne m’appelle :
— Marie, tu as l’air fatiguée… Tu veux venir quelques jours à la campagne ?
Je mens : « Non, ça va. » Je ne veux pas qu’elle sache à quel point je suis seule ici.
Le soir venu, Paul s’assied en face de moi pendant que je plie une nappe.
— Maman… Tu sais que Sophie et moi on fait de notre mieux… Mais c’est compliqué avec le travail, Lucas qui passe le bac…
Je hoche la tête. Je comprends. Je comprends toujours tout. Mais qui me comprend, moi ?
Les semaines passent et l’hiver s’installe. La cuisine est glaciale la nuit. Je dors mal sur ce canapé qui grince à chaque mouvement. Parfois, je rêve de mon mari Henri ; il me serre dans ses bras et me dit que tout ira bien. Mais au réveil, il n’y a que le bruit du chauffage qui souffle faiblement.
Un soir de décembre, alors que je prépare une soupe pour tout le monde, Lucas entre dans la cuisine sans me regarder.
— Mamie… Tu peux baisser la radio ? J’entends rien à la télé.
Je baisse le volume sans protester. Même lui m’évite désormais.
À Noël, toute la famille se réunit autour de la table. Ma fille Claire est venue de Bordeaux avec ses enfants. Elle remarque mon lit improvisé dans la cuisine et me lance un regard inquiet.
— Maman… Tu dors ici ?
— C’est plus simple comme ça…
Elle serre ma main sous la table. Je sens qu’elle comprend sans oser dire un mot devant Paul et Sophie.
Après le repas, alors que tout le monde rit au salon, je reste seule à débarrasser. Claire me rejoint discrètement.
— Maman… Tu ne peux pas rester comme ça. Viens chez moi à Bordeaux.
— Non, ma chérie… Tu as ta vie, tes enfants… Je ne veux pas être un poids.
Elle insiste mais je refuse encore. J’ai peur d’être rejetée ailleurs aussi.
Les jours suivants sont plus lourds encore. Sophie ne m’adresse presque plus la parole. Paul rentre tard du travail et s’enferme dans son bureau. Lucas part tôt au lycée et rentre tard.
Un matin de janvier, alors que je balaie la cuisine, Sophie entre brusquement :
— Marie… On a réfléchi avec Paul. Peut-être qu’il serait temps que tu envisages une maison de retraite ?
Je sens mes jambes flancher.
— Une maison de retraite ? Mais… Je croyais que…
— On ne peut plus continuer comme ça. Ce n’est pas une vie pour toi non plus.
Je regarde Paul qui reste muet, les yeux fixés sur son téléphone.
Ce soir-là, je m’effondre sur mon lit de fortune et je pleure toutes les larmes de mon corps. Je pense à toutes ces années où j’ai cru que l’amour d’une mère suffisait à garantir une place dans le cœur de ses enfants.
Aujourd’hui, je suis une étrangère chez moi. Une invitée indésirable dans la maison pour laquelle j’ai tant sacrifié.
Est-ce cela vieillir en France ? Est-ce cela la reconnaissance d’une vie entière dédiée aux autres ? Dites-moi… À quel moment devient-on un fardeau pour ceux qu’on aime le plus ?