Ma mère meurt, et je ne ressens rien – Les secrets d’une famille française
« Tu vas venir la voir, oui ou non ? » La voix de mon frère Paul résonne dans le couloir glacé de l’hôpital de Limoges. Je serre la poignée de mon sac, le regard fixé sur le carrelage blanc, incapable de répondre. Ma mère est en train de mourir, et je ne ressens rien. Rien, si ce n’est ce vide immense, ce silence intérieur qui me poursuit depuis l’enfance.
Je m’appelle Claire Dubois. J’ai grandi dans un petit village du Limousin, là où les maisons sentent la pierre humide et où les secrets de famille s’infiltrent dans les murs. Ma mère, Hélène, était institutrice. Pour tout le monde, elle incarnait la rigueur et la droiture. Mais à la maison, c’était une autre histoire.
« Claire, tu n’es bonne à rien ! » Combien de fois ai-je entendu ces mots ? Je me revois, petite fille, debout dans la cuisine, les mains tremblantes alors qu’elle jetait mon dessin à la poubelle. Paul, lui, avait droit aux sourires et aux encouragements. Moi, j’étais l’erreur, celle qui ne faisait jamais assez bien.
Les années ont passé. J’ai appris à me taire, à disparaître derrière des notes parfaites à l’école et un visage impassible. Mon père, Jean, n’a jamais rien dit. Il se contentait de baisser les yeux, d’allumer une cigarette et de sortir nourrir les poules. À table, le silence était roi. Les rares éclats de voix étaient des orages brefs, suivis d’un calme pesant.
À dix-huit ans, j’ai fui. Paris m’a accueillie comme une promesse de liberté. J’ai coupé les ponts avec ma famille, ne revenant que pour les enterrements ou les mariages. Paul m’en voulait : « Tu abandonnes tout le monde ! » Mais il ne comprenait pas. Il n’a jamais vu ce que j’ai vu.
Aujourd’hui, ma mère est allongée sur ce lit d’hôpital, le visage creusé par la maladie. Paul veut que je lui parle, que je lui tienne la main comme une fille aimante. Mais comment aimer quelqu’un qui vous a appris à vous détester ?
Je me souviens d’un soir d’hiver. J’avais neuf ans. Je suis rentrée avec un bulletin presque parfait – un seul B en mathématiques. Elle a déchiré la feuille devant moi. « Tu ne seras jamais à la hauteur. » Cette phrase s’est gravée en moi comme une malédiction.
Dans le couloir de l’hôpital, Paul s’approche : « Elle demande après toi… Elle veut te voir avant… avant la fin. » Sa voix se brise. Je le regarde, envieux de sa tristesse sincère. Pourquoi lui peut-il pleurer alors que je ne ressens que du froid ?
Je pousse la porte de la chambre. L’odeur âcre des médicaments me prend à la gorge. Ma mère ouvre les yeux. Ils sont pâles, fatigués.
— Claire…
Sa voix est un souffle. Je m’assois au bord du lit. Un silence lourd s’installe.
— Tu es venue…
Je hoche la tête sans trouver les mots.
— Je voulais te dire… Je sais que je n’ai pas été… facile.
Un rire amer m’échappe.
— Ce n’est pas grave, maman.
Mais c’est faux. Tout est grave. Tout pèse encore sur mes épaules.
Elle ferme les yeux. Une larme coule sur sa joue ridée.
— Je t’aimais… Je ne savais pas comment…
Je voudrais lui crier ma colère, lui dire tout ce que j’ai gardé en moi pendant des années : les humiliations, l’indifférence, cette sensation d’être invisible ou de trop exister quand ça l’arrangeait. Mais je reste muette.
Paul entre à son tour. Il pose une main sur mon épaule.
— Tu devrais lui pardonner… C’est notre mère.
Je me lève brusquement.
— Notre mère ? La tienne peut-être… Moi je n’ai eu qu’un juge.
Paul baisse les yeux. Je quitte la chambre en claquant la porte.
Dans le couloir désert, je m’effondre contre le mur. Les souvenirs affluent : les Noëls silencieux, les anniversaires oubliés, les regards froids. Je me demande si je suis un monstre de ne rien ressentir alors qu’elle va mourir.
Le lendemain matin, Paul m’appelle en larmes : « Elle est partie cette nuit… Elle a demandé après toi jusqu’au bout… » Je reste figée, incapable de pleurer.
Aux obsèques, tout le village défile pour saluer « la grande Hélène Dubois ». On me serre dans les bras, on me dit « Courage Claire, tu as perdu ta maman ». Mais je n’ai rien perdu que je n’avais déjà perdu depuis longtemps.
Après la cérémonie, Paul me rejoint sous le vieux chêne du jardin.
— Tu vas rester un peu ?
Je secoue la tête.
— Non… Je crois que je suis déjà partie depuis longtemps.
Il me regarde avec tristesse.
— Tu crois qu’on peut vraiment tout pardonner parce que c’est notre mère ?
Je n’ai pas de réponse. Je regarde le ciel gris du Limousin et je me demande : Est-ce que l’on doit aimer ceux qui nous ont fait du mal simplement parce qu’ils nous ont donné la vie ? Est-ce que le pardon est une obligation ou un choix ? Qu’en pensez-vous ?