Le Dernier Mot de Guillaume
« Je ne peux plus continuer comme ça, Camille. Pardonne-moi. »
J’ai relu ces mots une dizaine de fois, debout dans le couloir, mon manteau encore sur le dos, les clés serrées dans ma main tremblante. Le papier était froissé, l’encre légèrement bavée, comme si Guillaume avait hésité, ou pleuré. Je n’ai pas compris tout de suite. Je me suis assise sur la chaise en osier, celle qui grince toujours, et j’ai senti le froid du soir s’infiltrer par la fenêtre mal fermée.
« Camille ? Tu es rentrée ? » La voix de ma fille, Lucie, a résonné depuis sa chambre. J’ai caché la lettre sous un magazine. « Oui, ma chérie, je suis là. »
Mais j’étais ailleurs. Je me suis levée mécaniquement pour préparer le dîner, coupant les carottes sans vraiment voir ce que je faisais. Lucie est venue s’asseoir à la table, son téléphone à la main. « Papa rentre tard encore ? » J’ai senti ma gorge se serrer. « Je… je ne sais pas, ma puce. »
La soirée s’est déroulée dans une routine étrange, chaque geste chargé d’une tension nouvelle. Après avoir couché Lucie, je suis retournée au salon et j’ai sorti la lettre.
« Je t’aime, mais je ne sais plus comment te le montrer. Je me sens étranger dans cette maison, dans cette vie que nous avons construite. J’ai essayé de te parler, mais tu ne m’écoutes plus. Peut-être que c’est moi qui n’ai pas su trouver les mots… »
J’ai éclaté en sanglots. Comment en étions-nous arrivés là ? Nous avions tout pour être heureux : un bel appartement dans le 11e arrondissement, une fille adorable, des amis fidèles. Mais depuis quelques mois, Guillaume était devenu distant, absent même quand il était là. Je lui reprochais son silence, il me reprochait mon contrôle. On se disputait pour des broutilles : l’argent, les devoirs de Lucie, les vacances chez mes parents à Lyon.
Je me suis souvenue d’une dispute récente :
— Tu pourrais au moins me demander comment s’est passée ma journée !
— Tu ne me laisses jamais parler ! Dès que j’ouvre la bouche, tu as déjà décidé pour nous deux.
— Parce que si je ne fais rien, rien n’avance !
— Peut-être que tu pourrais me laisser essayer…
Et puis le silence. Toujours ce silence.
La nuit a été longue. J’ai tourné en rond dans l’appartement, relisant la lettre encore et encore. J’ai fouillé dans les tiroirs de Guillaume, cherchant un indice, une explication. J’ai trouvé un carnet noir rempli de notes griffonnées : « Je ne veux pas blesser Camille… Lucie ne doit pas souffrir… Comment leur dire ? »
Le lendemain matin, j’ai appelé sa mère, Françoise.
— Il est chez toi ?
— Non… Camille, qu’est-ce qui se passe ?
— Il est parti.
Un silence lourd a envahi la conversation.
— Tu sais… Guillaume n’a jamais su dire ce qu’il ressentait. Il garde tout pour lui depuis qu’il est petit.
J’ai raccroché en larmes. J’ai emmené Lucie à l’école et j’ai erré dans les rues de Paris, incapable de rentrer chez moi. J’avais peur du vide.
Les jours suivants ont été un supplice. Guillaume n’a pas donné signe de vie. J’ai dû expliquer à Lucie que son père avait besoin de réfléchir. Elle m’a regardée avec ses grands yeux bruns :
— C’est à cause de moi ?
— Non, mon cœur. Ce n’est pas ta faute.
Mais au fond de moi, je doutais. Avais-je été trop exigeante ? Trop dure ? Avais-je fermé les yeux sur ses appels à l’aide ?
Une semaine plus tard, Guillaume est revenu chercher quelques affaires. Il avait l’air épuisé.
— Camille… Je suis désolé.
— Tu vas où ?
— Chez un ami à Montreuil. J’ai besoin de temps.
— Et Lucie ?
— Je viendrai la voir ce week-end.
Il a pris sa valise et m’a embrassée sur le front. J’ai senti son hésitation, son chagrin.
Après son départ, j’ai découvert d’autres lettres cachées dans ses livres : des brouillons jamais envoyés, des mots d’amour et de colère mêlés. J’ai compris qu’il souffrait depuis longtemps en silence.
J’ai parlé avec ma sœur, Hélène.
— Tu ne peux pas tout porter seule, Camille. Tu dois accepter qu’il ait ses failles.
— Mais pourquoi il ne m’a rien dit ?
— Parce qu’on a tous peur d’être rejetés… même par ceux qu’on aime.
J’ai commencé à voir une psychologue. J’ai appris à écouter mes propres émotions, à ne plus tout contrôler. Lucie aussi a vu quelqu’un pour parler de ses peurs.
Guillaume et moi avons entamé une thérapie de couple. Ce n’était pas facile : il y avait tant de non-dits, tant de blessures accumulées.
Un soir d’hiver, après une séance difficile :
— Tu crois qu’on peut réparer ce qui est cassé ? ai-je demandé.
— Je ne sais pas… Mais on peut essayer.
Aujourd’hui, rien n’est parfait. Guillaume vit toujours à Montreuil mais vient souvent dîner avec nous. Lucie va mieux. Moi aussi. Nous apprenons à parler sans crier, à écouter sans juger.
Parfois je relis sa lettre et je me demande : aurais-je pu empêcher tout ça ? Ou fallait-il que tout explose pour que nous apprenions enfin à nous comprendre ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous pour sauver votre famille ?