« Maman, tu pouvais toujours… » : Mon été avec mes petits-enfants et la solitude silencieuse
— Maman, tu peux venir plus tôt demain ? J’ai une réunion imprévue, s’il te plaît…
La voix de ma fille, Claire, résonne dans mon téléphone, pressée, presque coupante. Je regarde l’horloge de la cuisine : 22h17. Je suis déjà en chemise de nuit, les jambes lourdes après une journée à courir derrière Louis et Camille, mes petits-enfants. Je soupire sans bruit. « Bien sûr, Claire. Je serai là à huit heures. »
Elle ne répond pas tout de suite, puis lâche un « Merci, maman » distrait, déjà happée par autre chose. Je raccroche. Le silence retombe dans mon petit appartement de la banlieue lyonnaise. Je me sens soudain vieille, inutile, transparente.
Je n’ai jamais osé dire non à mes enfants. Depuis la mort de mon mari, il y a trois ans, je me suis accrochée à eux comme à une bouée. Mais plus les années passent, plus je me demande si je ne suis pas devenue un meuble pratique, qu’on déplace selon les besoins.
Le lendemain matin, je prends le bus de 7h12. Dans la brume tiède de juin, je croise d’autres grands-mères, des poussettes, des cartables. Nous échangeons des sourires fatigués. Arrivée chez Claire, la porte s’ouvre sur le chaos : Camille pleure parce qu’elle ne trouve pas sa chaussure rose, Louis refuse de finir son bol de céréales. Claire me lance un regard de détresse :
— Maman, tu peux t’en occuper ? Je dois filer.
Je hoche la tête. Elle m’embrasse à peine et disparaît. Je ramasse la chaussure sous le canapé, console Camille, négocie avec Louis pour qu’il s’habille. Toute la matinée se déroule ainsi : disputes, rires, tâches ménagères. À midi, je prépare des coquillettes au jambon — leur plat préféré — mais ils chipotent, réclament des frites.
L’après-midi, au parc, je m’assieds sur un banc pendant qu’ils jouent. Autour de moi, d’autres mamies discutent :
— Tu sais, ma fille ne me demande jamais rien… Elle dit qu’elle veut que je profite de ma retraite.
Je souris poliment. Au fond de moi, une pointe d’envie : pourquoi Claire ne me laisse-t-elle jamais souffler ? Pourquoi ai-je l’impression que mon amour est une évidence qu’on ne remarque même plus ?
Le soir venu, Claire rentre tard. Elle embrasse ses enfants distraitement et me demande :
— Tu peux rester encore demain ? J’ai un dossier urgent à finir.
Je voudrais dire non. J’ai mal au dos, j’aimerais aller au cinéma avec mon amie Françoise ou simplement lire dans mon fauteuil. Mais je réponds oui. Comme toujours.
Les jours s’enchaînent ainsi tout l’été. Les enfants s’habituent à ma présence ; ils ne me remercient plus pour les glaces ou les histoires du soir. Claire ne remarque même pas que je plie son linge ou que je range sa cuisine.
Un soir d’orage, alors que je borde Camille dans son lit, elle me demande :
— Mamie, pourquoi tu es toujours là ?
Je reste sans voix. Pourquoi suis-je toujours là ? Par amour ? Par peur d’être seule ? Par habitude ?
Je caresse ses cheveux blonds et murmure :
— Parce que je t’aime très fort.
Mais dans le couloir sombre, je sens monter une tristesse sourde. Je repense à ma propre mère qui disait toujours : « On donne sans compter… mais qui pense à nous ? »
Un dimanche soir, alors que Claire rentre d’un week-end entre amis — que j’ai gardé les enfants sans un mot de remerciement — je craque.
— Claire… Est-ce que tu te rends compte de tout ce que je fais pour toi ?
Elle me regarde, surprise :
— Mais maman… Tu as toujours été là ! Tu sais bien que j’ai besoin de toi…
— Justement… Est-ce que tu as seulement envie que je sois là ? Ou est-ce juste pratique ?
Elle détourne les yeux. Un silence gênant s’installe.
— Je suis désolée si tu te sens exploitée… Mais tu sais comment c’est aujourd’hui… On court tout le temps…
Je sens mes yeux se remplir de larmes. Je prends mon sac et pars sans un mot.
Chez moi, le silence est assourdissant. Je m’assieds dans mon vieux fauteuil et laisse couler mes larmes longtemps retenues.
Les jours suivants, Claire m’appelle plusieurs fois. Je ne réponds pas tout de suite. Je prends enfin du temps pour moi : une promenade au parc de la Tête d’Or avec Françoise, un film au cinéma du quartier, un livre dévoré en une nuit.
Quand je revois Claire et les enfants une semaine plus tard, elle me serre fort dans ses bras.
— Pardon maman… J’ai compris que j’abusais… Tu as le droit de vivre pour toi aussi.
Louis et Camille m’offrent un dessin : « On t’aime mamie ». Je souris à travers mes larmes.
Mais au fond de moi demeure une question lancinante : pourquoi faut-il toucher le fond pour qu’on voie enfin ce qu’on donne ? Est-ce cela, être mère et grand-mère en France aujourd’hui — aimer sans compter et attendre en silence qu’on nous voie enfin ?