Sous le même toit : la blessure invisible

« Maman, tu as oublié une tache ! »

La voix de Camille résonne depuis la chambre, tranchante comme une lame. Je serre la brosse entre mes doigts rougis par l’eau de Javel, le dos courbé sur le carrelage froid du salon. Mon cœur bat trop vite. J’entends le cliquetis de ses ongles fraîchement vernis contre l’écran de son téléphone. Elle ne bouge pas, elle ne m’aide jamais. Jean, mon fils, est au travail. Il ne voit rien, ou il ne veut rien voir.

Je me redresse lentement, essuyant une goutte de sueur sur mon front. « J’arrive, Camille », je réponds d’une voix que j’essaie de rendre neutre. Mais à l’intérieur, c’est la tempête. Comment ai-je pu en arriver là ? Moi qui ai élevé Jean seule après la mort de son père, moi qui ai tout sacrifié pour lui offrir une vie meilleure…

Camille m’attend, allongée sur le lit conjugal, les pieds nus posés sur la couette blanche. Elle ne lève même pas les yeux vers moi. « Là, juste sous la commode. Tu ne vois pas ? »

Je m’agenouille, les genoux craquant sous mon poids. Je frotte la tache invisible, sentant son regard peser sur moi. Je me souviens du temps où cette maison résonnait des rires de Jean enfant, où chaque pièce portait la trace de notre complicité. Aujourd’hui, il n’y a plus que le silence et les ordres de Camille.

Le soir venu, Jean rentre enfin. Il embrasse Camille sur le front, me lance un sourire distrait. « Ça va, maman ? »

Je voudrais lui dire non, que rien ne va, que je me sens étrangère chez moi. Mais je me contente d’un « Oui, mon chéri », en forçant un sourire.

À table, Camille raconte sa journée : « J’ai eu un appel de ma mère. Elle part en croisière avec papa. Tu te rends compte ? Ils profitent de la vie, eux ! »

Jean rit. Moi, je me tais. Je pense à mes propres rêves envolés, à ces voyages que je n’ai jamais faits parce qu’il fallait payer les factures et acheter des livres scolaires.

Après le dîner, Camille laisse tout en plan. « Linda, tu peux débarrasser ? Je suis crevée… »

Jean ne dit rien. Il file sous la douche. Je ramasse les assiettes sales, la gorge serrée.

La nuit venue, je m’enferme dans ma petite chambre au fond du couloir. J’écoute les bruits de la maison : les éclats de rire de Camille au téléphone avec ses amies, le ronflement lointain de Jean. Je me sens seule comme jamais.

Un jour, alors que je plie le linge dans le salon, j’entends Camille parler à sa mère au téléphone : « Non mais tu te rends compte ? Elle est là toute la journée à tourner en rond… Elle pourrait au moins faire un effort pour être utile ! »

Je sens mes mains trembler. Je voudrais hurler que j’ai tout donné pour cette famille, que je mérite du respect. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Les semaines passent et rien ne change. Pire : Camille devient plus exigeante. Elle critique ma cuisine (« Trop salé ! »), ma façon de repasser (« Tu as encore fait un pli ! »), jusqu’à ma façon de parler (« Tu pourrais faire un effort pour être moins négative… »).

Un dimanche matin, alors que je prépare le café, Jean entre dans la cuisine. Il me regarde enfin dans les yeux : « Maman… Camille trouve que tu prends trop de place ici. Peut-être qu’il faudrait penser à… »

Il ne termine pas sa phrase. Mais je comprends tout.

Je pose la tasse sur la table avec précaution. « Tu veux que je parte ? »

Jean baisse les yeux. « Ce n’est pas ça… Mais tu sais, on a besoin d’intimité… Et puis tu pourrais trouver un petit appartement sympa pas loin… »

Je sens mon cœur se briser en mille morceaux. Je repense à toutes ces années où j’ai tout donné pour lui. À toutes ces nuits blanches passées à veiller sur lui quand il était malade. À tous ces sacrifices.

Je monte dans ma chambre et j’ouvre la fenêtre. L’air frais me fouette le visage. Je regarde les toits gris de la ville et je me demande où est passée ma vie.

Le lendemain matin, je commence à faire mes cartons en silence. Camille passe devant ma porte sans un mot.

En partant, je croise Jean dans l’entrée. Il m’embrasse sur la joue : « On viendra te voir souvent, maman… »

Je souris tristement. Je sais qu’il ment.

Dans mon nouvel appartement minuscule, je m’assois sur le lit défait et je laisse couler mes larmes. J’ai tout perdu : ma maison, mon fils, ma dignité.

Mais au fond de moi brûle encore une petite flamme : celle de l’espoir qu’un jour, on reconnaîtra tout ce que j’ai fait par amour.

Est-ce cela, vieillir en France aujourd’hui ? Être invisible aux yeux de ceux qu’on aime le plus ? Qui prendra soin des mères quand elles n’ont plus rien à donner ?