Le Poison du Silence : Une Fille Face à la Dépendance de sa Mère
« Camille, tu peux aller chercher mes médicaments à la pharmacie ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tremblante, presque suppliante. Je serre le sac de courses contre moi, mon cœur battant plus vite que d’habitude. Depuis des mois, je fais ces allers-retours pour elle, persuadée que je l’aide à retrouver sa santé. Mais ce soir-là, alors que je franchis la porte de notre petit appartement à Lyon, quelque chose cloche.
Je dépose les boîtes sur la table. Ma mère, Anne Dubois, s’en empare avec une avidité qui me glace. « Merci, ma chérie. Tu es mon ange. » Je souris faiblement, mais une question me ronge : pourquoi ces médicaments disparaissent-ils si vite ?
Le lendemain, alors qu’elle s’enferme dans sa chambre, je fouille dans la poubelle. Des emballages vides de codéine, des ordonnances falsifiées… Mon sang se glace. Je comprends soudain : je ne l’aide pas à guérir, je nourris son addiction.
Je me souviens de notre vie avant tout ça. Mon père est parti il y a cinq ans, laissant derrière lui un vide immense et une mère brisée. J’avais seize ans. Depuis, j’ai pris le relais : les courses, les factures, les rendez-vous médicaux. J’ai mis mes études entre parenthèses pour elle. Mais ce que je découvre ce soir-là dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer.
Je l’attends dans le salon, les emballages vides posés devant moi. Quand elle entre, son visage se ferme instantanément.
— Tu fouilles dans mes affaires maintenant ?
— Maman… Tu es dépendante à ces médicaments. Tu m’as menti.
Elle détourne les yeux, ses mains tremblent. « Tu ne comprends pas… J’ai mal partout, tout le temps… C’est la seule chose qui m’aide. »
— Tu aurais dû me le dire !
— Et t’inquiéter encore plus ? Tu as déjà tout sacrifié pour moi…
Je sens la colère monter. « Ce n’est pas à moi de porter tout ça ! »
Elle s’effondre sur le canapé, en larmes. Je voudrais la prendre dans mes bras, mais je suis paralysée par la trahison.
Les jours suivants sont un enfer silencieux. Elle évite mon regard, je fais semblant d’ignorer ses allées et venues suspectes. Je découvre qu’elle a contacté plusieurs médecins pour obtenir des ordonnances sous différents noms. Je me sens complice malgré moi.
Un soir, alors que je rentre du travail au supermarché du quartier, je la trouve inconsciente sur le sol de la salle de bain. Panique totale. J’appelle les secours en hurlant son nom. À l’hôpital Édouard-Herriot, un médecin me prend à part : « Votre mère a fait une overdose accidentelle. Elle a besoin d’aide spécialisée. »
Je suis submergée par la culpabilité et la colère. Pourquoi n’ai-je rien vu plus tôt ? Pourquoi n’a-t-elle pas demandé de l’aide ?
À sa sortie de l’hôpital, je pose un ultimatum : « Soit tu acceptes d’entrer en cure de désintoxication, soit je pars. » Elle pleure, supplie, promet qu’elle va changer. Mais cette fois, je tiens bon.
Elle finit par accepter un suivi au centre d’addictologie de Lyon. Les premiers jours sont terribles : elle me reproche de l’abandonner, puis me supplie de rester près d’elle. Je découvre les groupes de parole pour proches de personnes dépendantes ; là-bas, je rencontre d’autres jeunes comme moi, épuisés par le poids du secret familial.
Un soir, lors d’une réunion, une femme raconte : « On croit qu’on peut sauver ceux qu’on aime… mais parfois il faut se sauver soi-même d’abord. » Ces mots résonnent en moi comme une gifle.
Petit à petit, j’apprends à me reconstruire sans culpabilité. Je reprends mes études à distance en psychologie — ironie du sort — et j’essaie de reconstruire une relation avec ma mère basée sur la vérité et non sur le mensonge.
Mais rien n’est simple : les rechutes sont fréquentes, la confiance brisée met du temps à se réparer. Les repas du dimanche sont tendus ; ma tante Sylvie refuse toujours d’admettre qu’Anne a un problème : « C’est juste une mauvaise passe… » Mon oncle Paul évite le sujet en se réfugiant derrière son journal.
Un jour, ma mère me dit : « Je t’ai fait du mal sans le vouloir… Tu crois qu’on pourra redevenir comme avant ? » Je ne sais pas quoi répondre. Peut-on vraiment pardonner une telle trahison ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ?
Aujourd’hui encore, je me pose ces questions chaque matin en croisant son regard fatigué mais sincère autour du café noir. Peut-on vraiment reconstruire ce qui a été brisé ? Ou faut-il apprendre à vivre avec les fissures ?