Quand mon mari a choisi son frère avant nous

— Tu rentres encore tard ce soir ?
Julien ne me regarde même pas. Il attrape ses clés sur la commode, son manteau déjà sur le dos. « Il faut que j’aille chez Sophie, elle n’arrive pas à gérer les petits toute seule. »

Sophie, c’est la veuve de son frère, Marc. Depuis l’accident, il y a huit mois, elle est devenue le centre de notre vie. Ou plutôt, le centre de la vie de Julien. Moi, Claire, je suis devenue une ombre dans notre propre maison.

Je me souviens du jour où tout a basculé. Marc venait de mourir dans un accident de voiture sur la nationale près de Tours. Julien s’est effondré, et j’ai compris qu’il aurait besoin de temps. Mais je n’avais pas imaginé que ce temps durerait si longtemps, ni qu’il nous volerait tout ce que nous avions construit.

Les enfants, Lucie et Paul, me regardent avec leurs grands yeux inquiets. « Papa va encore dormir là-bas ? » demande Lucie d’une petite voix. Je mens : « Non, il va rentrer ce soir. » Mais je sais déjà que c’est faux.

Au début, j’ai compris. Sophie était perdue, ses deux enfants en bas âge, sans repères. Julien voulait aider, c’était normal. Mais peu à peu, il a commencé à passer toutes ses soirées là-bas, puis ses week-ends. Il faisait les courses pour eux, réparait leur chaudière, emmenait les enfants au foot. Et nous ? Nous étions relégués au second plan.

Un soir, alors que je préparais le dîner seule, j’ai explosé :
— Julien, tu ne vois pas que tu nous abandonnes ?
Il a soupiré, fatigué :
— Tu ne comprends pas… Marc était mon frère ! Je lui dois bien ça.
— Et nous ? Tu ne nous dois rien ?
Il a haussé les épaules :
— Tu es forte, Claire. Tu t’en sors très bien.

Cette phrase m’a transpercée comme une lame. Forte ? Je me sentais brisée. Je devais tout gérer : les devoirs des enfants, les rendez-vous médicaux, la maison… Et chaque soir, je m’endormais seule dans notre lit froid.

Ma mère m’a appelée un dimanche matin :
— Claire, tu ne peux pas continuer comme ça. Tu dois lui parler sérieusement.
Mais comment parler à quelqu’un qui n’écoute plus ?

Un jour, Paul est rentré de l’école en pleurant :
— Papa ne vient jamais à mes matchs… Il préfère les cousins.
J’ai serré mon fils dans mes bras en retenant mes propres larmes. J’avais envie de hurler.

J’ai tenté une dernière fois d’ouvrir le dialogue avec Julien. Je l’ai attendu un soir, assise dans le salon, les lumières éteintes.
— Julien, il faut qu’on parle.
Il s’est assis en face de moi, l’air absent.
— Je t’écoute.
— Tu ne vois pas que tu es en train de perdre ta propre famille ? Que tu n’es plus là pour tes enfants ? Pour moi ?
Il a baissé les yeux.
— Je ne sais plus comment faire… J’ai l’impression que si je laisse tomber Sophie et les petits, je trahis Marc.
— Mais tu nous trahis nous !

Il n’a rien répondu. Le silence a envahi la pièce comme un poison.

Les semaines ont passé. J’ai commencé à douter de moi-même. Peut-être étais-je égoïste ? Peut-être devais-je accepter cette situation ? Mais chaque jour qui passait me vidait un peu plus.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de notre village près d’Orléans, j’ai pris une décision. J’ai écrit une lettre à Julien :

« Je t’aime encore mais je ne peux plus vivre ainsi. Nos enfants ont besoin de toi. J’ai besoin de toi. Si tu continues à vivre dans le passé, tu vas perdre ton présent. »

Je suis partie quelques jours chez ma sœur à Blois avec Lucie et Paul. Julien m’a appelée sans cesse au début, puis plus rien. Quand je suis revenue, il était là, assis sur le perron.

— Je suis désolé… J’ai tout gâché.
Je l’ai regardé longtemps sans rien dire. Il avait vieilli en quelques mois.
— Tu dois choisir, Julien. On ne peut pas continuer comme ça.

Il a pleuré pour la première fois depuis la mort de Marc. Ce soir-là, il est resté avec nous. Il a raconté une histoire aux enfants avant de les coucher. J’ai vu dans leurs yeux une lueur d’espoir renaître.

Mais rien n’est jamais simple. Julien lutte encore avec sa culpabilité et son chagrin. Parfois il retourne aider Sophie, mais il essaie d’être là pour nous aussi. Ce n’est pas parfait, mais c’est un début.

Parfois je me demande : combien de familles se brisent parce qu’on oublie ceux qui sont encore là ? Est-ce égoïste de vouloir être aimée en premier ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?