« Ce soir, c’est fini : l’histoire d’une femme qui a dit non »
« Achète-toi ton pain et prépare-toi ton dîner – j’en ai assez ! »
Ma voix a claqué dans la cuisine comme une gifle. J’ai vu les yeux de François s’agrandir, son couteau suspendu au-dessus de la planche à découper, la baguette à moitié tranchée. Il n’a rien dit. Il n’a pas compris tout de suite. Moi non plus, je crois. Mais ce soir-là, dans notre appartement du 12e arrondissement, j’ai su que je venais de franchir une frontière invisible.
Cela faisait quinze ans que nous étions mariés. Quinze ans à courir après le temps, à jongler entre mon travail d’infirmière à l’hôpital Saint-Antoine, les devoirs de nos deux enfants, Léa et Paul, les lessives, les courses, les rendez-vous chez le médecin, les anniversaires à organiser… Et François, lui, rentrait tard du bureau, posait sa veste sur la chaise du salon, s’installait devant le journal télévisé en soupirant : « Quelle journée… » Je lui servais son assiette, je ramassais ses chaussettes, je gérais tout. Tout.
Au début, je me disais que c’était normal. Que c’était ça, être une bonne épouse, une bonne mère. Ma mère, Monique, n’avait jamais rien dit non plus à mon père. Mais au fil des années, la fatigue s’est installée. Une fatigue sourde, qui me rongeait de l’intérieur. Je me sentais seule dans notre couple. Invisible.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais d’une garde de nuit épuisante, j’ai trouvé la maison sens dessus dessous. Les enfants avaient dîné devant la télé, des miettes partout, la vaisselle empilée dans l’évier. François dormait sur le canapé. J’ai pleuré en silence dans la salle de bain. J’ai pensé à partir. Mais où irais-je ? Comment faire sans lui ? Et puis il y avait Léa et Paul…
Les jours ont passé. Rien ne changeait. J’ai commencé à parler à mes amies – Sophie, qui avait divorcé l’an dernier ; Claire, qui jonglait elle aussi avec trois enfants et un mari absent. Elles m’ont écoutée, soutenue. « Tu dois poser tes limites », m’a dit Sophie. « Sinon tu vas t’effondrer. »
Alors ce soir-là, quand François m’a demandé d’aller acheter du pain parce qu’il avait oublié en rentrant du travail, j’ai explosé.
— Tu sais quoi ? Achète-le toi-même ton pain. Et prépare-toi ton dîner aussi. J’en ai assez.
Il m’a regardée comme si je parlais une langue étrangère.
— Qu’est-ce qui te prend ? Tu es fatiguée ou quoi ?
— Non, François. Je suis épuisée. Je n’en peux plus de tout faire toute seule pendant que tu fais comme si tout t’était dû.
Un silence lourd est tombé entre nous. Les enfants sont restés figés dans l’embrasure de la porte.
— Tu exagères… Je travaille moi aussi.
— Oui, mais tu ne fais rien à la maison. Tu ne sais même pas où sont rangées les serviettes propres.
Il a haussé les épaules, gêné.
— Tu veux qu’on fasse une liste ? Un planning ?
— Non, je veux juste que tu comprennes que ce n’est pas normal. Que j’ai besoin de respect. Que j’ai besoin d’aide.
Cette nuit-là, j’ai dormi dans la chambre de Léa. J’ai pleuré contre son oreiller en écoutant sa respiration paisible. Le lendemain matin, François avait préparé le petit-déjeuner. Maladroitement – il avait brûlé les tartines et oublié le café – mais il avait essayé.
Les jours suivants ont été tendus. Nous nous sommes évités dans l’appartement. Les enfants étaient nerveux. Ma mère m’a appelée :
— Tu es sûre que tu ne fais pas une crise pour rien ? Ton père n’a jamais aidé non plus…
— Justement maman. Je ne veux plus de ça.
J’ai pris rendez-vous chez une conseillère conjugale à la mairie du 12e. François a accepté de venir – à contrecœur.
— Je ne comprends pas pourquoi tu fais tout un drame pour une histoire de pain et de vaisselle.
La conseillère nous a écoutés longuement.
— Madame Martin, ce que vous décrivez s’appelle la charge mentale. C’est un vrai problème dans beaucoup de couples aujourd’hui.
François a baissé les yeux.
— Je croyais bien faire… Je ne me rendais pas compte.
Il a fallu du temps pour qu’il change vraiment. Pour qu’il comprenne que ce n’était pas une question de corvées ménagères mais de respect et d’équilibre. Il a commencé à faire les courses avec moi le samedi matin au marché d’Aligre. À préparer le dîner une fois par semaine – ses pâtes au saumon sont devenues un rituel du jeudi soir. Il a appris à écouter quand je disais que j’étais fatiguée.
Mais tout n’a pas été simple. Il y a eu des rechutes, des disputes violentes – surtout quand il oubliait encore que Léa avait un exposé à préparer ou que Paul devait aller chez le dentiste.
Un soir, alors que nous rangions la cuisine ensemble pour la première fois depuis des années, il m’a regardée longuement.
— Tu sais… J’ai eu peur que tu partes.
J’ai souri tristement.
— Moi aussi j’ai eu peur… Mais j’avais surtout peur de disparaître complètement.
Aujourd’hui encore, il y a des jours où je me demande si j’ai bien fait de rester. Mais je sais que ce soir-là, en disant « assez », j’ai sauvé quelque chose en moi – ma dignité peut-être.
Est-ce qu’on peut vraiment changer ceux qu’on aime ? Ou faut-il parfois accepter de partir pour se retrouver soi-même ?