Une carte postale de Grèce
« Tu ne comprends jamais rien ! » ai-je hurlé, la voix tremblante, alors qu’Étienne claquait la porte derrière lui. Le bruit sec résonna dans l’appartement, couvrant le tintement des verres sur la table. J’ai attendu, le cœur battant, persuadée qu’il reviendrait comme toujours, après avoir marché une heure ou deux dans les rues de Nantes. Mais cette fois, il n’est pas revenu. Ni après une heure, ni après deux. Ni même le lendemain matin.
J’ai d’abord cru à une provocation. Étienne était coutumier des départs théâtraux, des silences pesants suivis d’un retour maladroit, un bouquet de pivoines à la main ou un simple « On mange quoi ce soir ? » Mais là, rien. Pas de message, pas d’appel. J’ai tenté de le joindre, cent fois peut-être, la gorge serrée par l’angoisse. Sa messagerie répondait inlassablement : « L’abonné que vous cherchez n’est pas disponible. »
En ouvrant son armoire, j’ai compris que quelque chose clochait vraiment : deux chemises manquaient, quelques T-shirts aussi. Son vieux sac à dos n’était plus là. Je me suis effondrée sur le lit, submergée par la panique et la honte. Avais-je été trop dure ? Trop exigeante ?
Les jours ont passé dans une brume épaisse. Ma mère m’appelait chaque soir :
— Tu as des nouvelles ?
— Non, maman. Rien.
— Tu devrais aller voir la police.
J’y suis allée. Ils ont pris ma déposition avec un détachement professionnel. « Les adultes ont le droit de disparaître », m’a dit l’agent en haussant les épaules. Je suis rentrée chez moi plus seule que jamais.
Les amis communs ont commencé à m’éviter. Certains murmuraient que j’avais dû faire quelque chose de grave pour qu’il parte ainsi. D’autres me regardaient avec pitié : « Tu sais, Étienne… il n’était pas facile à vivre non plus. » Mais personne ne savait vraiment ce qui se passait entre nous : les disputes pour un rien, la fatigue du quotidien, les rêves étouffés par les factures et les courses au supermarché.
Un an a passé. Douze mois de questions sans réponse, de nuits blanches à refaire le film de notre dernière soirée ensemble. J’ai repris mon travail à la médiathèque du quartier, j’ai souri aux enfants qui venaient écouter mes histoires, j’ai fait semblant d’aller bien.
Puis un matin d’avril, une carte postale est arrivée. Une vue éblouissante de Santorin : des maisons blanches accrochées à la falaise, la mer d’un bleu irréel. Au dos, quelques mots tracés d’une écriture familière :
« J’espère que tu es heureuse. Étienne »
Rien d’autre. Pas d’adresse, pas de numéro. Juste cette phrase qui m’a transpercée comme une lame.
J’ai relu ces mots des dizaines de fois. Heureuse ? Comment aurais-je pu l’être ? Je me suis souvenue de nos vacances en Bretagne, des promenades sur la plage de Pornichet, des éclats de rire partagés avant que tout ne se fissure. J’ai repensé à toutes ces disputes absurdes : pour le linge mal rangé, pour le pain oublié, pour les rêves qu’on n’osait plus formuler à voix haute.
Le soir même, j’ai invité mon frère Paul à dîner. Il a tout de suite compris que quelque chose n’allait pas.
— Il t’a écrit ?
J’ai hoché la tête en lui tendant la carte.
— Tu vas faire quoi ?
— Je ne sais pas… Peut-être rien. Peut-être tout.
Paul a soupiré :
— Tu ne peux pas rester prisonnière du passé toute ta vie, Camille.
Mais comment avancer quand on ne sait même pas pourquoi on a été abandonnée ? Quand chaque objet dans l’appartement rappelle l’absence ?
Les semaines suivantes ont été un mélange étrange d’espoir et de colère. J’imaginais Étienne sur une terrasse grecque, un verre d’ouzo à la main, souriant à une inconnue. Je le haïssais pour sa lâcheté et je m’en voulais de ne pas avoir su le retenir.
Un soir de juin, alors que je rangeais des livres à la médiathèque, une femme d’une cinquantaine d’années s’est approchée de moi.
— Vous allez bien ?
J’ai failli répondre machinalement « Oui », mais ses yeux bienveillants m’ont désarmée.
— Non… Pas vraiment.
Elle a posé sa main sur mon bras.
— Parfois il faut accepter qu’on ne saura jamais tout… mais on peut choisir ce qu’on fait avec ce vide.
Ses mots m’ont accompagnée longtemps après son départ. J’ai commencé à écrire dans un carnet : tout ce que je n’avais jamais osé dire à Étienne, tout ce que je n’avais jamais osé me dire à moi-même.
Un dimanche matin, j’ai pris le train pour La Baule et j’ai marché seule sur la plage où nous avions passé tant d’étés heureux. J’ai crié son nom face à l’océan déchaîné, j’ai pleuré toutes les larmes que je retenais depuis un an.
En rentrant à Nantes ce soir-là, j’ai compris que je devais vivre pour moi désormais. Que le bonheur ne viendrait pas d’une carte postale ou d’un retour improbable, mais du courage d’affronter mes propres failles.
Parfois je me demande : Étienne a-t-il trouvé ce qu’il cherchait en Grèce ? Et moi… suis-je prête à pardonner — à lui comme à moi-même ?
Et vous… Que feriez-vous si la personne que vous aimez disparaissait sans un mot ? Peut-on vraiment tourner la page sans comprendre pourquoi tout s’est effondré ?