Partir sans retour : Histoire d’une mère, de la douleur et du pardon
« Tu ne peux pas faire ça, Claire ! » La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Je suis assise sur le lit d’hôpital, les draps froissés sous mes doigts tremblants. Mon fils vient de naître. Il dort dans le berceau transparent à côté de moi, paisible, ignorant la tempête qui fait rage dans mon cœur. Je regarde ses minuscules mains, ses paupières closes, et je sens une douleur sourde m’envahir. Comment ai-je pu en arriver là ?
Tout a commencé bien avant ce jour. J’ai grandi à Lille, dans une famille où l’on ne parle pas des choses qui fâchent. Mon père, Jean, était ouvrier à l’usine Peugeot ; ma mère, Monique, femme au foyer, croyait dur comme fer aux traditions. « Une femme doit être forte, Claire. Mais surtout, elle doit être irréprochable. » Cette phrase m’a poursuivie toute ma vie.
À vingt-deux ans, j’ai rencontré Thomas à la fac de droit. Il était drôle, passionné, mais instable. Rapidement, notre histoire est devenue un tourbillon : disputes, réconciliations, promesses non tenues. Quand j’ai découvert que j’étais enceinte, il a disparu. Plus de messages, plus d’appels. J’ai tout caché à mes parents pendant des mois, honteuse de mon échec.
Le jour où mon ventre n’a plus pu mentir, ma mère a fondu en larmes. Mon père s’est muré dans le silence. « Tu as gâché ta vie », a-t-il lâché un soir, sans me regarder. J’ai senti le poids du jugement s’abattre sur moi comme une chape de plomb.
Les mois ont passé dans une solitude glaciale. Je travaillais comme caissière au supermarché du coin pour payer le loyer d’un studio minuscule à Fives. Les regards des voisins me brûlaient la peau. « La petite Claire, enceinte sans mari… » Les commérages allaient bon train.
La nuit, je parlais à mon bébé à travers mon ventre. Je lui racontais mes peurs, mes rêves brisés. Mais plus la date approchait, plus l’angoisse me rongeait : comment allais-je l’élever seule ? Comment lui offrir une vie décente alors que je n’arrivais même pas à joindre les deux bouts ?
Le jour de l’accouchement est arrivé dans un mélange de douleur et de panique. J’ai pleuré tout le long du trajet en taxi vers l’hôpital Saint-Vincent. Personne ne m’a accompagnée. Quand j’ai tenu mon fils pour la première fois, j’ai ressenti un amour violent… mais aussi une terreur paralysante.
C’est là que tout s’est joué. Ma mère est venue me voir le lendemain. Elle a regardé le bébé sans un mot, puis elle m’a dit : « Tu n’y arriveras pas toute seule. Pense à lui. » J’ai senti la colère monter : « Tu veux que je l’abandonne ? » Elle a haussé les épaules : « Parfois il faut savoir reconnaître ses limites. »
Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’ai marché dans les couloirs vides de la maternité, croisant des infirmières qui me lançaient des regards compatissants ou réprobateurs – je ne savais plus faire la différence. Au petit matin, j’ai pris ma décision.
J’ai demandé à voir l’assistante sociale. Ma voix tremblait : « Je ne peux pas… Je ne peux pas le garder. » Elle m’a regardée longuement, sans juger. Elle m’a expliqué les démarches, les conséquences. J’ai signé les papiers en pleurant toutes les larmes de mon corps.
Quand je suis rentrée chez moi, le silence était assourdissant. Ma mère m’a serrée dans ses bras pour la première fois depuis des années. Mon père a posé une main maladroite sur mon épaule : « Tu as fait ce que tu pensais juste… » Mais rien ne pouvait apaiser la douleur.
Les semaines suivantes ont été un enfer. Je faisais semblant d’aller bien devant les autres, mais chaque nuit je rêvais de mon fils : son visage flou, ses petits poings serrés. Je me suis perdue dans le travail, dans les sorties sans but avec des amis qui ne comprenaient rien à ce que je vivais.
Un soir d’hiver, j’ai croisé une jeune maman dans le métro avec son bébé contre elle en écharpe. Elle riait avec lui, insouciante. J’ai senti une jalousie féroce me traverser – puis une honte immense.
J’ai commencé à écrire des lettres à mon fils que je n’enverrai jamais :
« Mon petit Louis,
Je t’ai laissé parce que je croyais que c’était mieux pour toi. Parce que je n’étais pas assez forte pour t’offrir ce que tu méritais… »
Chaque mot était une déchirure.
Un jour, j’ai reçu une lettre de l’assistante sociale : « Votre fils a été confié à une famille d’accueil aimante. Il va bien. » J’ai pleuré de soulagement et de tristesse mêlés.
Des années ont passé. J’ai repris mes études, j’ai trouvé un travail stable dans une association d’aide aux femmes en difficulté. J’aide celles qui traversent ce que j’ai vécu – mais parfois je me demande si je ne fais que chercher à me pardonner moi-même.
Ma mère est tombée malade l’an dernier. Sur son lit d’hôpital, elle m’a murmuré : « Je t’en ai trop demandé… Pardon, Claire. » J’ai pleuré dans ses bras comme une enfant.
Aujourd’hui encore, chaque anniversaire de Louis est un jour de silence et de souvenirs douloureux. Je me demande s’il pense à moi parfois… S’il saura un jour pourquoi je suis partie.
Ai-je eu raison ? Peut-on vraiment pardonner à une mère qui abandonne son enfant ? Ou bien est-ce la société qui devrait apprendre à comprendre avant de juger ?