Sous la robe blanche : Confession de Camille Lefèvre
« Tu es sûre de vouloir faire ça ? » La voix de ma mère résonne dans la petite salle de la mairie de Tours, tranchante comme une lame. Je serre les accoudoirs de mon fauteuil roulant, sentant la dentelle de ma robe de mariée s’accrocher à mes doigts tremblants. Julien, mon fiancé, pose une main rassurante sur mon épaule. Il sourit, mais je vois l’inquiétude dans ses yeux noisette.
Je me souviens encore du jour où tout a basculé. C’était un matin d’octobre, la pluie battait les pavés de la rue Nationale. J’avais vingt-cinq ans, la vie devant moi, un poste prometteur dans une agence d’architecture et un appartement sous les toits avec vue sur la Loire. Un accident idiot : un chauffard distrait, un choc brutal, puis le noir. Quand je me suis réveillée à l’hôpital Bretonneau, j’ai compris que mes jambes ne répondraient plus jamais. Ma mère, Hélène, s’est effondrée en larmes. Mon père, François, a fui la chambre, incapable d’affronter ma nouvelle réalité.
Julien est resté. Il venait chaque jour, m’apportant des croissants et des romans policiers. Il me racontait les potins du quartier, me faisait rire malgré la douleur. Mais au fond de moi, une voix murmurait : « Tu n’es plus la même. Tu n’es plus digne d’être aimée. »
Les mois ont passé. La rééducation était un enfer. J’ai hurlé, pleuré, voulu tout abandonner. Ma mère me poussait à bout : « Tu dois te battre ! Tu ne peux pas laisser tomber ! » Mais elle ne comprenait pas. Elle voulait retrouver sa fille d’avant, celle qui courait dans les vignes de Chinon l’été, pas cette étrangère brisée.
Un soir d’hiver, alors que la neige recouvrait la ville d’un silence irréel, j’ai surpris une conversation entre mes parents. Ma mère sanglotait : « Elle ne s’en sortira jamais… Et Julien ? Il mérite mieux qu’une vie de sacrifices ! » Mon père murmurait : « Peut-être qu’il partira… »
J’ai eu envie de hurler. De leur dire que je n’étais pas un fardeau. Que j’avais encore des rêves. Mais je suis restée muette, prisonnière de ma honte et de ma colère.
Julien a demandé ma main un matin de printemps, sur le pont Wilson. Il a posé un genou à terre – maladroitement – et m’a tendu une bague en or blanc. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. « Tu es sûr ? » ai-je balbutié. Il a ri : « Je t’aime, Camille. Avec ou sans fauteuil. »
Mais le doute ne m’a jamais quittée. Ma mère multipliait les remarques acides : « Tu ne veux pas lui imposer ça toute sa vie… » Mon père évitait le sujet du mariage comme on évite une maladie honteuse.
Le jour J est arrivé trop vite. La mairie était pleine à craquer : cousins venus de Lyon, tantes bavardes de Poitiers, amis d’enfance… Tous me regardaient comme une héroïne tragique. Je sentais leurs regards peser sur moi : « Pauvre Camille… »
Au moment de dire « oui », ma voix s’est brisée. J’ai vu le visage de ma mère se fermer, celui de Julien s’illuminer d’un amour inconditionnel. J’ai pensé à tout ce que j’avais perdu – la danse, les randonnées en forêt, la légèreté – mais aussi à tout ce que j’avais gagné : la force d’aimer malgré la peur.
Après la cérémonie, alors que nous traversions la place Jean Jaurès sous une pluie fine, ma mère m’a prise à part.
— Camille… Je voulais te dire… Je suis désolée pour tout ce que j’ai dit. J’avais peur pour toi… et pour moi aussi.
J’ai senti mes yeux s’embuer.
— Maman… J’ai eu peur aussi. Mais je veux vivre. Même si c’est autrement.
Elle m’a serrée dans ses bras pour la première fois depuis l’accident.
Le soir venu, lors du dîner familial, mon père a levé son verre :
— À Camille et Julien ! Que votre amour soit plus fort que les épreuves.
J’ai croisé le regard de Julien. Il m’a murmuré :
— On y arrivera ensemble.
Mais au fond de moi subsistait une question lancinante : combien de temps tiendra-t-il ? Combien de temps supporteront-ils tous cette nouvelle Camille ?
Les semaines suivantes ont été un mélange d’euphorie et d’angoisse. Julien a dû adapter notre appartement : installer des rampes, élargir les portes… Parfois il rentrait tard du travail, épuisé. Je voyais bien qu’il luttait lui aussi.
Un soir, alors qu’il préparait le dîner en silence, j’ai craqué :
— Tu regrettes ?
Il a posé la casserole et s’est accroupi devant moi.
— Jamais. Mais j’ai peur parfois… Peur de ne pas être à la hauteur.
Je l’ai pris dans mes bras.
— On a le droit d’avoir peur… Mais on avance ensemble.
Ma mère a fini par accepter notre couple. Elle vient chaque dimanche partager un café et parler du jardinage ou des souvenirs d’enfance. Mon père m’a offert un fauteuil électrique dernier cri pour mon anniversaire – maladroitement mais avec amour.
Il y a encore des jours sombres où je me sens invisible dans cette société qui regarde le handicap comme une tragédie ou un exploit surhumain. Mais il y a aussi des matins lumineux où je me réveille dans les bras de Julien et où je me dis que tout est possible.
Aujourd’hui, assise dans mon fauteuil roulant en robe blanche, je regarde mon reflet dans la vitrine d’une boulangerie et je me demande : Suis-je condamnée à être vue comme « la pauvre Camille » ou puis-je enfin être simplement moi-même ? Est-ce que l’amour suffit vraiment à tout réparer ? Qu’en pensez-vous ?