Mère sous le ciel de Lyon : Serai-je jamais à la hauteur ?
— Tu crois vraiment que c’est comme ça qu’on élève des enfants, Sophie ?
La voix de ma mère, Françoise, résonne dans la petite cuisine de notre appartement HLM à la Croix-Rousse. Il pleut dehors, les gouttes frappent les vitres comme pour souligner chaque mot qu’elle prononce. Je serre la mâchoire, les mains tremblantes sur la table collante de confiture. Les enfants sont dans la pièce d’à côté, mais je sais qu’ils entendent tout.
— Tu travailles trop, tu n’es jamais là pour eux ! Tu crois que c’est normal qu’ils mangent des pâtes trois fois par semaine ?
Je voudrais lui crier que je fais ce que je peux. Que je me lève à cinq heures pour nettoyer des bureaux dans le centre-ville, que je cours ensuite à l’école pour déposer Camille et Lucas, que je rentre préparer le déjeuner pour Émilie et Paul avant de repartir pour mon deuxième boulot chez la vieille Madame Dupuis. Mais à quoi bon ? Elle ne comprendrait pas. Elle n’a jamais compris.
Je sens les larmes monter, mais je refuse de pleurer devant elle. Je me contente de répondre, la voix basse :
— Maman, s’il te plaît…
— Non ! Tu dois entendre la vérité. Regarde-les, ils sont fatigués, ils se disputent tout le temps. Tu ne vois pas que tu perds le contrôle ?
Un cri éclate dans le salon. Camille vient d’arracher un jouet des mains de Paul. Je me précipite, laissant ma mère soupirer bruyamment derrière moi.
— Arrêtez ! Je vous en prie…
Je ramasse Paul qui pleure, je console Camille qui boude. Je me sens épuisée, vidée. Parfois j’ai l’impression d’être une funambule sur un fil trop fin, prête à tomber à chaque instant.
Le soir venu, quand tout le monde dort enfin, je m’assois seule dans la cuisine. J’écoute le silence, ce silence qui pèse plus lourd que les reproches de ma mère ou les cris des enfants. Je pense à leur père, Jérôme, parti il y a deux ans pour une autre femme. Depuis, tout repose sur moi.
Un jour, Lucas est rentré de l’école avec un mot de la maîtresse : « Lucas a du mal à se concentrer et semble fatigué. » J’ai eu honte. Honte de ne pas pouvoir lui offrir mieux qu’un matelas par terre et des vêtements trop petits. Honte de ne pas être cette mère parfaite que Françoise exige.
— Maman, pourquoi tu pleures ?
C’était Émilie, cinq ans, debout dans l’encadrement de la porte avec son doudou contre elle.
— Je ne pleure pas, ma chérie. Viens là.
Elle s’est blottie contre moi et j’ai senti son petit cœur battre fort. C’est pour eux que je continue. Pour ces moments où ils me regardent avec confiance, même quand je doute de tout.
Mais les disputes avec ma mère ne cessent pas. Un dimanche, alors que je prépare un gâteau au yaourt avec les enfants — un luxe — elle débarque sans prévenir.
— Tu gaspilles encore ton argent pour des bêtises ! Un gâteau ? Et demain, tu feras comment pour payer le gaz ?
J’ai explosé :
— Tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’aime leur dire non à tout ? Tu crois que j’aime compter chaque centime ?
Elle m’a regardée comme si j’étais une étrangère.
— Moi aussi j’ai galéré quand tu étais petite. Mais jamais je n’aurais laissé ma fille manquer de rien !
Cette phrase m’a transpercée. Je me suis sentie minuscule.
Les semaines passent. Les factures s’accumulent sur le frigo. Les enfants tombent malades l’un après l’autre. Je rate un jour de travail et Madame Dupuis me fait comprendre que je suis remplaçable.
Un soir d’hiver, alors que je rentre tard sous la neige fondue, je trouve Lucas assis sur le palier, en pyjama.
— J’avais peur que tu ne reviennes pas…
J’ai compris alors combien ils comptaient sur moi. Combien chaque absence les blesse plus que je ne veux l’admettre.
Je décide d’aller voir une assistante sociale. J’ai honte au début, mais elle m’écoute sans juger. Elle m’aide à remplir des dossiers pour obtenir une aide alimentaire et une place en centre aéré pour les vacances. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression de ne pas être seule.
Ma mère continue ses critiques mais vient parfois garder les enfants quand je travaille tard. Un soir, elle reste dîner avec nous. Les enfants rient autour du gratin de pâtes — encore — et Françoise sourit timidement.
— Tu fais ce que tu peux… C’est pas facile d’être seule.
Je hoche la tête sans rien dire. C’est peut-être le début d’une trêve entre nous.
Mais chaque soir, quand la maison s’endort et que je range les derniers jouets sous la lumière blafarde du néon, la même question me hante :
Suis-je vraiment une bonne mère ? Est-ce qu’on peut aimer assez quand on n’a rien à offrir d’autre que soi-même ? Qu’en pensez-vous ?