Un vieux pinceau et le silence entre nous

« Tu perds ton temps, Camille. » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine froide, alors que je serre dans ma main ce vieux pinceau taché de bleu. Elle ne me regarde même pas, occupée à éplucher les pommes de terre pour le gratin du soir. Je sens la colère monter, mais je ravale mes mots comme toujours. Depuis la mort de papa, il y a trois ans, le silence s’est installé entre nous, épais comme la brume sur les champs autour de notre village en Bourgogne.

Je n’ai jamais été une fille remarquable. À l’école, j’étais celle qui s’asseyait au fond, qui ne levait jamais la main. Maman disait souvent : « L’art, c’est pour les Parisiens ou les gens qui ont du temps à perdre. Nous, on travaille. » Pourtant, ce vieux pinceau trouvé dans la remise de papi m’a appelée comme un secret enfoui. J’ai caressé ses poils rêches, imaginant les tableaux qu’il avait pu peindre autrefois. Papi était menuisier, mais il peignait des paysages sur des morceaux de bois abandonnés. Il disait que ça lui rappelait sa jeunesse avant la guerre.

Un soir d’automne, alors que maman regardait distraitement le journal télévisé, j’ai sorti une vieille planche et un pot de gouache séchée. Mes mains tremblaient. J’ai commencé à peindre la fenêtre de la cuisine, la lumière dorée du soir qui tombait sur les rideaux à fleurs fanées. Je me suis sentie vivante pour la première fois depuis longtemps.

Mais maman a surpris mon élan. « Tu crois que ça va remplir le frigo, tes gribouillages ? » Sa voix était dure, mais ses yeux trahissaient une fatigue profonde. J’ai voulu lui répondre que non, que je ne voulais pas fuir mes responsabilités, juste respirer un peu. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Les semaines ont passé. Je peignais en cachette, dans la remise glaciale, éclairée par une lampe torche. J’avais peur qu’elle découvre mes toiles maladroites cachées derrière les outils rouillés. Un soir, alors que je rentrais du lycée, j’ai entendu maman parler avec tante Hélène au téléphone : « Camille n’est pas comme les autres… Elle rêve trop. » J’ai eu envie de crier que rêver n’était pas un crime.

Un jour d’hiver, le collège a organisé un concours d’art plastique. Le thème : « Ce qui compte pour moi ». J’ai hésité longtemps avant d’oser participer. J’ai peint notre maison, petite mais chaleureuse, et j’y ai glissé l’ombre d’une silhouette à la fenêtre – moi, espérant être vue. Quand j’ai gagné le premier prix, le principal a appelé maman pour l’inviter à la remise des prix.

Elle est venue, raide dans son manteau trop grand, le visage fermé. Quand mon nom a été prononcé et que tout le monde a applaudi, j’ai cherché son regard dans la foule. Elle n’a pas souri. Sur le chemin du retour, elle a lâché : « Tu as eu ta récompense. Maintenant il faut penser à ton avenir. »

Cette nuit-là, j’ai pleuré sous ma couette en serrant mon pinceau contre moi. Pourquoi était-ce si difficile d’être acceptée telle que je suis ? Pourquoi l’art devait-il être un luxe réservé aux autres ?

Au printemps suivant, papi est tombé malade. J’allais souvent le voir à l’hôpital de Dijon. Un après-midi, il m’a pris la main : « Ne laisse jamais personne t’enlever tes couleurs, Camille. Même pas ta mère. » Il m’a confié une boîte en bois remplie de vieux tubes de peinture séchés et de carnets jaunis.

Après sa mort, j’ai trouvé le courage d’accrocher mes tableaux dans ma chambre. Maman n’a rien dit pendant des semaines. Puis un soir où elle croyait que je dormais, je l’ai entendue pleurer devant mes toiles. Elle murmurait : « Je voulais juste te protéger… »

Aujourd’hui encore, il y a des silences entre nous. Mais parfois, elle s’arrête devant une de mes peintures et pose la main dessus sans rien dire. Je crois qu’elle commence à comprendre que mes rêves ne sont pas des caprices.

Je me demande souvent : combien d’entre nous étouffent leurs passions par peur de décevoir ? Est-ce vraiment trahir sa famille que d’oser être soi-même ?