Quand la famille ne se résume pas au sang : Accueillir ma fille et ma petite-fille, mais pas son mari
« Non, Claire, je t’en supplie, ne me demande pas ça… »
Ma voix tremble, mes mains se crispent sur la table de la cuisine. Claire, ma fille unique, me regarde avec ses grands yeux fatigués, la petite Lucie endormie dans ses bras. Il est vingt-deux heures passées, la pluie martèle les vitres de notre appartement HLM à Montreuil. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Claire insiste, la voix brisée :
— Maman, on n’a nulle part où aller. S’il te plaît…
Je détourne les yeux. Je sais ce que ça veut dire : « on », c’est elle, Lucie… et Thomas. Thomas, son mari. Thomas que je n’ai jamais pu supporter. Thomas qui a brisé tant de choses en elle, même si elle refuse de l’admettre.
Je me revois, il y a trois ans, le soir où Claire est arrivée en larmes, un bleu sur la joue. Elle avait prétendu être tombée dans les escaliers. J’ai voulu appeler la police, elle m’a suppliée de n’en rien faire. Depuis, j’ai gardé le silence, rongée par la culpabilité et l’impuissance.
Aujourd’hui, elle revient. Mais cette fois, elle veut ramener Thomas sous mon toit.
— Tu sais très bien pourquoi je ne peux pas accepter Thomas ici, dis-je d’une voix sourde.
Claire serre Lucie contre elle. Je vois ses lèvres trembler.
— Il a changé, maman… Il promet qu’il va chercher du travail, qu’il va s’occuper de nous…
Je laisse échapper un rire amer.
— Il promet toujours, Claire. Et toi, tu pardonnes toujours. Mais moi… moi, je ne peux plus.
Le silence s’installe. Je sens le poids de son regard sur moi. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que tout ira bien. Mais je ne peux pas mentir. Je ne veux plus mentir.
— Tu préfères nous laisser à la rue ?
Sa question me transperce. Je pense à Lucie, trois ans à peine, qui ne comprend rien à tout ça. Je pense à Claire, qui n’a jamais eu de chance avec les hommes — peut-être parce que je n’ai jamais su lui montrer l’exemple.
Je me souviens de mon propre père, violent et imprévisible. De ma mère qui encaissait tout en silence. J’ai juré que jamais je ne reproduirais ce schéma. Et pourtant…
— Tu sais que tu peux venir ici avec Lucie. Mais pas avec lui. Pas avec Thomas.
Claire se lève brusquement. Lucie gémit dans son sommeil.
— Tu veux qu’on se sépare ? Tu veux que ma fille grandisse sans père ?
Je sens les larmes monter.
— Je veux juste que vous soyez en sécurité.
Elle secoue la tête.
— Tu ne comprends pas… Tu n’as jamais compris !
Elle claque la porte de la cuisine et s’enferme dans la chambre d’amis. Je reste seule dans la lumière blafarde, le cœur en miettes.
Le lendemain matin, je trouve Claire assise sur le canapé, les yeux rougis. Lucie joue silencieusement avec une poupée abîmée.
— J’ai appelé Thomas cette nuit, dit-elle d’une voix blanche. Il va venir nous chercher.
Je sens la panique m’envahir.
— Non ! Claire…
Elle me regarde avec une tristesse infinie.
— Tu ne veux pas de lui ici. Alors je pars avec lui.
Je m’effondre sur le fauteuil. Tout se mélange dans ma tête : la peur pour elle, la colère contre moi-même, l’impuissance face à ce cercle infernal.
Je repense à toutes ces années où j’ai fermé les yeux sur les disputes, sur les cris derrière les murs fins de leur appartement à Bagnolet. À chaque fois que Claire revenait chez moi pour quelques jours « le temps de se calmer », puis repartait vers lui comme on retourne vers une prison dorée.
Pourquoi est-ce si difficile de protéger ceux qu’on aime ? Pourquoi l’amour nous rend-il si aveugles ?
La sonnette retentit brutalement. Thomas est là. Grand, nerveux, le regard fuyant. Il évite mon regard.
— Bonjour Madame Dubois…
Je serre les poings pour ne pas trembler.
— Claire et Lucie peuvent rester ici aussi longtemps qu’elles veulent. Toi non.
Il hausse les épaules d’un air méprisant.
— C’est pas toi qui décides pour ma famille.
Claire attrape sa valise d’une main fébrile et prend Lucie dans l’autre bras.
— On y va, Thomas.
Je me précipite vers elle.
— Claire ! Reste… S’il te plaît…
Elle détourne les yeux.
— Je n’ai pas le choix.
Ils partent sans un mot de plus. La porte claque derrière eux comme un coup de tonnerre.
Les jours suivants sont un supplice. Je dors mal, je tourne en rond dans l’appartement vide. J’appelle Claire tous les soirs ; parfois elle répond, parfois non. Elle me dit que tout va bien, mais sa voix est éteinte.
Un soir d’octobre, elle débarque chez moi en pleurs avec Lucie dans les bras. Cette fois-ci, il n’y a plus de bleus visibles — mais son regard est celui d’une femme brisée.
— Maman… Je peux rester ? Juste nous deux…
Je la serre fort contre moi sans rien dire. Je sens ses épaules secouées par les sanglots.
Cette nuit-là, pendant que Claire dort enfin paisiblement dans sa chambre d’enfant retrouvée, je veille sur Lucie qui s’agite dans son sommeil. Je repense à tout ce que j’aurais pu faire différemment — parler plus tôt, agir plus fort…
Est-ce que j’ai bien fait ? Est-ce qu’on peut vraiment protéger ceux qu’on aime sans se perdre soi-même ?
Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour protéger votre famille ?