Purée, poulet et secrets de famille : L’histoire de Claire du quartier de la Croix-Rousse

« Tu vas encore faire ce purée-poulet ? » La voix de mon mari, François, résonne dans la cuisine exiguë de notre appartement du troisième étage, au cœur de la Croix-Rousse à Lyon. Je serre la cuillère en bois si fort que mes jointures blanchissent. Il y a des soirs où chaque mot semble peser une tonne, où la fatigue s’accroche à mes épaules comme un manteau mouillé. Ce soir-là, la pluie tambourine contre les vitres, et le parfum du poulet rôti se mêle à l’odeur âcre de la colère contenue.

« Si t’es pas content, tu peux toujours cuisiner toi-même », je lâche, la voix tremblante. François soupire, s’affale sur la chaise branlante, et allume une cigarette, ignorant le regard noir que je lui lance. Notre fille, Lucie, 8 ans, dessine en silence sur la table, les sourcils froncés, comme si elle voulait disparaître entre ses crayons de couleur.

Ce soir d’octobre, tout aurait pu changer. J’avais décidé de lui parler, de lui dire que je n’en pouvais plus, que cette routine me tuait à petit feu. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge, étouffés par la peur de l’inconnu, par la honte aussi. Chez nous, on ne divorce pas. Ma mère me l’a assez répété : « On tient bon, Claire. On ne fait pas d’histoires. »

Je me souviens de ce coup de fil, quelques heures plus tôt. Maman, la voix sèche : « Tu sais, ton père n’a jamais été facile non plus. Mais on est restés ensemble. Pour toi. » J’ai senti le reproche glisser comme une lame froide sur ma nuque. Est-ce que je devais sacrifier mon bonheur pour Lucie ? Est-ce que je devais continuer à sourire devant les voisins, à faire semblant que tout allait bien ?

François écrase sa cigarette dans l’assiette vide. « T’as pensé à payer la facture d’électricité ? » Je ferme les yeux. Encore une remarque, encore une critique. Je voudrais hurler, tout casser, mais je me contente de servir la purée dans les assiettes ébréchées. Lucie relève la tête : « Maman, tu pleures ? »

Je secoue la tête, essuie une larme du revers de la main. « Non, ma chérie, c’est rien. » Mais tout en moi crie le contraire.

Le dîner se passe dans un silence pesant, seulement troublé par le bruit des fourchettes et la pluie qui redouble d’intensité. Après avoir couché Lucie, je m’effondre sur le canapé, le regard perdu dans le vide. François regarde la télé sans un mot. Je pense à partir, à tout quitter, mais où irais-je ? Chez ma mère, qui me jugerait ? Dans un foyer ? Je n’ai pas de travail stable, juste quelques heures de ménage chez Madame Dupuis au rez-de-chaussée.

Je repense à mon enfance dans ce même quartier, aux rires dans la cour d’école, aux disputes de mes parents derrière les murs trop fins. J’ai juré de ne jamais leur ressembler. Et pourtant…

Le téléphone sonne. C’est mon frère, Antoine. « Claire, ça va ? » Sa voix est douce, inquiète. Il sait tout, lui. Il a fui depuis longtemps, vit à Marseille avec un homme qu’il aime et que mes parents refusent de rencontrer. « Tu veux que je vienne ? » Je voudrais dire oui, mais je réponds non. Toujours cette peur d’être un fardeau.

La nuit tombe sur Lyon. Je me lève, j’ouvre la fenêtre malgré le froid. Les lumières de la ville scintillent sous la pluie. Je respire à fond, comme pour me convaincre que demain sera différent.

François s’approche, maladroitement. « Claire… On pourrait… Je sais pas… Partir un week-end ? » Sa voix est hésitante, presque tendre. Je le regarde sans répondre. Est-ce qu’il y croit encore ? Est-ce que moi j’y crois ?

Le lendemain matin, tout recommence : le réveil trop tôt, le café avalé debout, Lucie qu’il faut presser pour l’école. Dans l’ascenseur qui sent le renfermé, je croise Madame Dupuis : « Vous avez l’air fatiguée, ma pauvre Claire… » Je souris poliment.

Au travail, je frotte les sols en pensant à ma vie qui glisse entre mes doigts comme l’eau sale du seau. Madame Dupuis me tend un billet en plus : « Pour Lucie… » Je remercie sans oser refuser.

Le soir venu, François rentre tard. Il sent l’alcool et le tabac froid. « Désolé », marmonne-t-il en s’affalant sur le lit. Je m’allonge à côté de lui, sans le toucher. Le silence est plus lourd que jamais.

Les jours passent, identiques et gris. Un matin, Lucie me demande : « Maman, pourquoi tu souris jamais ? » Je reste sans voix. Ce sont ces mots-là qui me brisent plus que tout.

Un dimanche, alors que François est parti voir un match avec ses amis, je prends Lucie par la main et nous allons marcher sur les quais du Rhône. L’air est frais, les feuilles mortes crissent sous nos pas.

« Tu sais maman… Moi je t’aime même si t’es triste », dit-elle en serrant fort ma main.

Je m’arrête, les larmes aux yeux. Peut-être que c’est ça, le courage : continuer pour elle, mais aussi pour moi. Peut-être qu’un jour j’aurai la force de choisir autre chose que la peur et la routine.

En rentrant à la maison ce soir-là, je regarde François et je me dis : « Est-ce qu’on peut vraiment changer ? Ou est-ce qu’on est condamnés à répéter les mêmes erreurs ? »

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?