Mon gendre est un homme bien, mais ses parents me hantent chaque nuit
« Tu ne comprends pas, maman, ils sont différents, c’est tout ! » La voix d’Élodie résonne encore dans ma tête, pleine de colère et de lassitude. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, assise à la table de la cuisine, alors que la pluie martèle les vitres de notre pavillon de banlieue parisienne. Je me demande comment on en est arrivées là, elle et moi, à s’opposer pour des gens qui, à mes yeux, n’ont jamais rien compris à la vie.
Je m’appelle Françoise, j’ai cinquante-huit ans, et j’ai passé la moitié de ma vie à travailler comme aide-ménagère à Genève, loin de ma famille, pour que ma fille ait ce que je n’ai jamais eu : un toit, une éducation, une chance. Quinze ans à nettoyer les appartements de gens qui ne me regardaient même pas dans les yeux, à envoyer chaque centime à Élodie et à ma mère, restées à Montreuil. Quinze ans à rêver du jour où je pourrais enfin rentrer, acheter une petite maison, et voir grandir mes petits-enfants dans la sécurité et la dignité.
Mais la vie, elle, n’a jamais été simple. Quand Élodie a rencontré Julien, j’ai cru à un miracle. Un garçon doux, travailleur, qui s’est battu pour décrocher son CAP de plombier et qui n’a jamais eu peur de se salir les mains. Je l’ai accueilli à bras ouverts, heureuse de voir ma fille aimée par un homme honnête. Mais je n’avais pas prévu ses parents.
Les premiers temps, je me suis dit qu’ils étaient simplement… différents. Jean-Pierre, le père, toujours à râler contre « les assistés » et à se vanter de ses combines pour arrondir les fins de mois. Il n’a jamais eu de vrai métier, passant d’un boulot à l’autre, bricolant à droite à gauche, parfois un peu trop près de la légalité. Sa femme, Nadine, n’est pas mieux : elle passe ses journées devant la télé, à critiquer tout le monde, à raconter des ragots sur les voisins, et à se plaindre que « la France n’est plus ce qu’elle était ».
Au début, j’ai tenté de faire bonne figure. Après tout, on ne choisit pas sa belle-famille. Mais très vite, j’ai vu leur influence s’insinuer dans notre quotidien. Les repas de famille devenaient des champs de bataille. Jean-Pierre lançait ses piques :
— Tu sais, Françoise, faut pas être trop honnête dans la vie, sinon tu te fais bouffer !
Je mordais ma langue, pour ne pas répondre. Mais quand il a commencé à parler devant mes petits-enfants, à leur expliquer comment « gruger la CAF » ou « se débrouiller avec les flics », j’ai senti la colère monter.
Un soir, après un énième dîner tendu, j’ai pris Élodie à part dans la cuisine. Je lui ai dit :
— Tu ne vois pas ce qu’ils font ? Ils vont finir par détruire tout ce qu’on a construit !
Elle a soupiré, fatiguée :
— Maman, arrête… Julien n’est pas comme eux. Et puis, ce sont ses parents. On ne peut pas les changer.
Mais moi, je ne peux pas rester les bras croisés. J’ai vu trop de familles se déchirer à cause de mauvaises influences. J’ai vu des enfants perdre leurs repères parce que les adultes autour d’eux ne leur montraient pas le bon exemple. Je me bats depuis toujours pour transmettre à Élodie – et maintenant à mes petits-enfants – le respect, l’honnêteté, la valeur du travail. Tout ce que j’ai appris à la dure, loin des miens, dans l’humiliation et la solitude.
La situation a empiré quand Jean-Pierre a proposé à Julien de « monter un petit business » ensemble. Une histoire de revente de matériel soi-disant tombé du camion. Julien a refusé, heureusement, mais j’ai vu dans ses yeux le doute, la tentation. Comment lui en vouloir ? La vie est dure, les factures s’accumulent, et parfois, l’honnêteté semble être un luxe qu’on ne peut plus se permettre.
J’ai essayé d’en parler à Julien, un soir où il réparait le robinet de la salle de bain. Je lui ai dit, la voix tremblante :
— Tu sais, je t’admire pour tout ce que tu fais. Mais fais attention à ne pas te laisser entraîner…
Il m’a regardée, gêné :
— Je sais, Françoise. Mais c’est mon père… Je peux pas toujours lui dire non. Et puis, parfois, j’aimerais juste… que ce soit plus facile.
J’ai eu envie de le prendre dans mes bras, de lui dire que je comprenais. Mais au fond, j’avais peur. Peur que mes petits-enfants grandissent en pensant que tricher, c’est normal. Peur que tout ce que j’ai sacrifié ne serve à rien.
Les disputes avec Élodie sont devenues plus fréquentes. Elle me reproche d’être trop dure, de ne pas accepter sa belle-famille. Mais comment accepter l’inacceptable ? Comment fermer les yeux quand on voit le danger rôder autour de ceux qu’on aime ?
Un dimanche, alors que nous étions tous réunis pour l’anniversaire de la petite Camille, Jean-Pierre a lancé, devant tout le monde :
— Allez, Camille, viens voir papi, je vais t’apprendre à jouer au poker !
Tout le monde a ri, sauf moi. J’ai vu le regard d’Élodie, plein de reproches. J’ai senti les larmes monter. Je me suis levée, j’ai quitté la table, incapable de supporter une minute de plus cette mascarade.
Ce soir-là, seule dans ma chambre, j’ai repensé à tout ce chemin parcouru. À toutes ces années de sacrifices, à toutes ces nuits passées à pleurer de solitude dans une chambre de bonne à Genève. Tout ça pour quoi ? Pour voir mes petits-enfants apprendre que la vie, c’est une question de combines et de magouilles ?
Je ne sais plus quoi faire. Parfois, j’ai envie de tout envoyer valser, de partir loin, de recommencer ailleurs. Mais je sais que je ne pourrais jamais abandonner Élodie et les enfants. Alors je me bats, chaque jour, pour leur montrer qu’il existe une autre voie. Mais suis-je la seule à y croire encore ?
Est-ce que mes efforts suffiront à protéger mes petits-enfants ? Ou bien suis-je condamnée à regarder, impuissante, l’ombre de la médiocrité s’étendre sur notre famille ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?