À la table du doute : quand mon mari ne mange que chez sa mère
— Encore des courgettes, Élodie ? Tu sais bien que je n’aime pas ça…
La voix de Julien résonne dans la petite cuisine, tranchante, presque lasse. Je baisse les yeux sur mon assiette, le cœur serré. J’ai passé une heure à préparer ce gratin, espérant qu’il apprécierait, qu’il dirait au moins « merci ». Mais non. Comme chaque soir, il trouve à redire. Je me force à sourire, à répondre d’une voix douce :
— Je croyais que tu aimais, la semaine dernière tu en as mangé chez ta mère…
Il hausse les épaules, l’air de s’ennuyer. — Chez maman, c’est pas pareil. Elle sait les faire, elle.
Un silence épais s’installe. Je sens mes joues brûler, la honte et la colère se mêlent. Je me lève précipitamment, prétextant une casserole à surveiller. Dans la cuisine, je m’appuie contre le plan de travail, les larmes me montent aux yeux. Pourquoi tout ce que je fais lui semble fade, insuffisant ?
Depuis trois ans que nous sommes mariés, ce rituel s’est installé. Chaque repas est un examen, chaque plat un test que je rate. Pourtant, chez sa mère, il mange tout, il sourit, il plaisante. Elle, elle a le secret. Moi, je ne suis qu’une apprentie maladroite, une épouse qui ne sait pas nourrir son homme.
Je me souviens du premier dîner chez mes beaux-parents. Marie-France, ma belle-mère, avait préparé un bœuf bourguignon. Julien s’était resservi trois fois, lançant des « Maman, c’est toujours aussi bon ! » qui m’avaient fait mal, même si je n’osais pas encore me l’avouer. Ce soir-là, il m’avait glissé à l’oreille : « Tu vois, c’est comme ça qu’on cuisine chez nous. »
Depuis, chaque invitation chez eux est une épreuve. Marie-France me regarde avec ce sourire bienveillant, mais je sens dans ses yeux une pointe de condescendance. Elle me donne des conseils, me propose ses recettes, me tend des livres de cuisine comme on tend une bouée à quelqu’un qui se noie. Je les prends, je les lis, j’essaie. Mais rien n’y fait.
Un soir, alors que je débarrassais la table, j’ai surpris Julien au téléphone avec sa mère :
— Oui, maman, ce soir encore… Non, pas terrible. Je t’assure, tes lasagnes, c’est autre chose…
J’ai eu envie de hurler. De tout balancer. Mais je me suis tue. J’ai rangé la vaisselle, j’ai essuyé mes larmes en silence.
Le pire, c’est que je ne sais plus si c’est moi le problème, ou si c’est lui. Est-ce que je cuisine si mal ? Ou est-ce qu’il refuse de me voir autrement que comme une pâle copie de sa mère ?
Parfois, je me demande si ce n’est pas plus profond. Si ce n’est pas notre couple qui s’effrite, si ce n’est pas son amour qui s’en va, plat après plat, critique après critique. Je me sens invisible, inutile. Je me surprends à redouter l’heure du dîner, à espérer qu’il rentre tard, qu’il ait déjà mangé ailleurs.
Un dimanche, j’ai craqué. Nous étions invités chez Marie-France. Elle avait préparé un poulet rôti, des pommes de terre fondantes, une tarte aux pommes. Julien s’est régalé, comme d’habitude. En rentrant, il a lancé, sans même me regarder :
— Tu vois, c’est pas compliqué, il suffit d’y mettre un peu d’amour.
J’ai explosé :
— Et moi, tu crois que je fais quoi, chaque soir ? Tu crois que je cuisine sans amour ?
Il m’a regardée, surpris, presque gêné. Il n’a rien dit. Je suis montée dans la chambre, j’ai claqué la porte. J’ai pleuré longtemps, allongée sur le lit, le visage enfoui dans l’oreiller.
Le lendemain, il a fait comme si de rien n’était. Mais moi, je n’arrivais plus à faire semblant. J’ai commencé à douter de tout : de mes choix, de ma valeur, de notre histoire. J’ai parlé à ma sœur, Camille. Elle m’a dit :
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Élodie. Ce n’est pas normal qu’il te rabaisse sans cesse. Tu vaux mieux que ça.
Mais comment lui dire ? Comment affronter ce mur de silence, cette comparaison permanente ?
Un soir, j’ai décidé de ne rien préparer. J’ai laissé la cuisine vide, la table nue. Quand Julien est rentré, il a demandé :
— On ne mange pas ?
J’ai répondu calmement :
— Non. Ce soir, je fais une pause. J’ai besoin de réfléchir.
Il a haussé les épaules, a pris son téléphone et a commandé une pizza. Il n’a rien dit de plus. Mais dans ses yeux, j’ai vu passer une lueur d’inquiétude. Peut-être a-t-il compris que quelque chose se brisait.
Les jours suivants, j’ai pris du recul. J’ai cuisiné pour moi, pour le plaisir, sans attendre son avis. J’ai invité Camille, on a ri, on a partagé un gratin de courgettes — elle a adoré. Petit à petit, j’ai retrouvé confiance en moi.
Julien, lui, s’est montré plus distant. Il passait plus de temps chez sa mère, rentrait tard. Un soir, il m’a dit :
— Je ne comprends pas ce qui t’arrive. Tu as changé.
J’ai répondu :
— Non, c’est toi qui refuses de me voir telle que je suis. Je ne serai jamais ta mère.
Il n’a pas su quoi dire. Le silence s’est installé, lourd, définitif.
Aujourd’hui, je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Mais j’ai compris une chose : je ne veux plus me perdre dans le regard des autres, ni dans celui de Julien. Je veux exister pour moi, pas pour plaire à tout prix.
Est-ce que l’amour peut survivre à tant de comparaisons ? Est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on se sent toujours en compétition avec une autre femme — même si c’est sa propre belle-mère ? Qu’en pensez-vous ?