Prisonnier de leurs rêves : Mon existence entre les mains de mes parents

« Tu n’as pas le droit d’abandonner, Étienne ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de janvier à Lyon. Mon père, assis en face de moi, ne dit rien. Il me fixe, les bras croisés, le regard lourd de reproches. Je viens d’annoncer que je ne veux plus passer le concours de l’ENA, que je veux arrêter cette mascarade et enfin vivre pour moi. Le silence s’installe, pesant, presque insupportable.

Depuis toujours, j’ai été le projet de mes parents. Leur unique fils, celui qui devait réussir là où eux avaient échoué. Mon père, Jean-Luc, rêvait d’une carrière dans la haute fonction publique, mais il s’est arrêté au concours d’attaché territorial. Ma mère, Françoise, institutrice passionnée mais frustrée, a reporté sur moi tous ses espoirs de grandeur. « Tu es notre fierté, Étienne. Tu ne peux pas nous décevoir », répétait-elle sans cesse. À force de l’entendre, j’ai fini par y croire. J’ai étouffé mes rêves d’écriture, mes envies de voyages, pour entrer dans le moule qu’ils avaient façonné pour moi.

À l’école, j’étais l’élève modèle. Toujours premier, toujours sage. Mais à quel prix ? Je me souviens des soirs où je pleurais en silence dans ma chambre, le visage enfoui dans l’oreiller pour que personne n’entende. Je rêvais d’être ailleurs, loin de cette maison où chaque sourire semblait conditionné à mes résultats scolaires. Mon adolescence a été une succession de sacrifices : pas de sorties, pas d’amis « inutiles », seulement des révisions et des concours blancs. « Tu comprendras plus tard », disait mon père. Mais aujourd’hui, je ne comprends toujours pas.

À la fac de droit, j’ai rencontré Camille. Elle était tout ce que je n’étais pas : libre, spontanée, passionnée par la photographie. Avec elle, j’ai entrevu un autre monde, un monde où l’on pouvait choisir sa vie. Mais mes parents n’ont jamais accepté notre relation. « Elle n’est pas faite pour toi », tranchait ma mère. « Elle va te détourner de ton avenir », ajoutait mon père. J’ai résisté un temps, puis j’ai cédé. J’ai rompu avec Camille, persuadé que je n’avais pas le droit d’être heureux si cela signifiait trahir mes parents.

Les années ont passé, et le vide en moi s’est creusé. Chaque réussite était amère, chaque échec un drame familial. Le jour où j’ai raté le concours pour la première fois, mon père n’a pas adressé un mot pendant une semaine. Ma mère a pleuré en cachette. J’ai eu honte, honte de ne pas être à la hauteur de leurs attentes. Alors j’ai recommencé, encore et encore, jusqu’à m’épuiser.

Ce matin-là, devant eux, j’ai craqué. « Je ne veux plus de cette vie », ai-je murmuré. Ma mère s’est levée brusquement, les larmes aux yeux : « Tu veux nous tuer à petit feu ? Après tout ce qu’on a sacrifié pour toi ? » Mon père a serré les poings : « Tu n’es qu’un ingrat. » J’ai senti la colère monter en moi, une colère sourde, accumulée depuis des années. « Et moi ? Qui a pensé à moi ? Qui m’a demandé ce que je voulais vraiment ? »

Le silence qui a suivi était plus violent que n’importe quel cri. J’ai quitté la maison en claquant la porte, le cœur battant à tout rompre. Dans la rue, l’air froid m’a giflé. J’ai marché sans but, traversant les quais du Rhône, les larmes brouillant ma vue. J’ai pensé à Camille, à ses mots : « Tu as le droit d’exister pour toi-même. » Mais comment faire quand on a été élevé pour être le rêve des autres ?

Les jours suivants ont été un enfer. Ma mère m’a envoyé des messages culpabilisants : « Tu vas nous rendre malades », « Tu gâches ta vie ». Mon père a coupé tout contact. Seul mon oncle Pierre m’a tendu la main. « Tu sais, Étienne, tes parents t’aiment à leur manière, mais ils t’étouffent. Il est temps que tu vives pour toi. » Ces mots m’ont bouleversé. Pour la première fois, quelqu’un me donnait la permission d’exister.

J’ai commencé à écrire, timidement d’abord, puis avec passion. J’ai retrouvé Camille par hasard dans un café du Vieux Lyon. Elle m’a souri, sans rancune. « Tu as changé », m’a-t-elle dit. Oui, j’avais changé. J’apprenais à dire non, à poser des limites. Mais la culpabilité ne me quittait pas. Chaque réussite personnelle me semblait une trahison envers mes parents.

Un soir, alors que je relisais un texte que je venais d’écrire, ma mère m’a appelé en larmes : « Tu ne nous aimes plus ? » J’ai failli céder, revenir en arrière. Mais j’ai tenu bon. « Je vous aime, mais j’ai besoin de m’aimer aussi. »

Aujourd’hui, à l’aube de mes trente ans, je ne sais pas si j’ai vraiment brisé le cercle. Mes parents ne comprennent toujours pas mon choix. Mais je respire mieux. J’écris, j’aime, je vis. Parfois, la tristesse me rattrape. Parfois, la colère aussi. Mais je me dis que chaque pas vers moi-même est une victoire.

Est-ce égoïste de vouloir exister pour soi ? Peut-on vraiment aimer ses parents sans se sacrifier pour eux ? Je vous laisse y réfléchir…