L’invisible jardin : Comment je suis devenu le parent de mes nièces et neveux

— Tu crois qu’ils vont revenir, toi ?

La voix de Camille, à peine un souffle, se perd dans le grondement de la pluie contre les vitres. Je serre la tasse de thé brûlante entre mes mains, incapable de répondre. Dans le salon, les deux plus jeunes, Paul et Lucie, s’accrochent à la vieille peluche de leur mère, les yeux rougis. Je n’ai jamais su consoler un enfant. Encore moins trois, d’un coup, un soir de novembre où tout a basculé.

Ce matin-là, j’étais encore le frère cadet, celui qui passait en coup de vent, qui oubliait les anniversaires et les fêtes de famille. Ce soir, je suis devenu leur refuge, leur dernier recours. Mon frère, Jérôme, et sa femme, Claire, ont disparu dans le silence d’un divorce brutal, laissant derrière eux un chaos que personne n’a voulu voir venir. Les services sociaux m’ont appelé, presque gênés, comme si leur voix portait la honte de toute une famille incapable de protéger ses enfants.

— Tu dois les prendre, Antoine. Il n’y a personne d’autre.

Je me revois, planté devant la porte de l’appartement, la clé tremblante dans la serrure. Camille, 14 ans, me dévisageait avec une maturité effrayante. Paul, 9 ans, refusait de lâcher la main de sa sœur. Lucie, 6 ans, ne parlait plus. Je n’ai pas eu le choix. Ou peut-être que si, mais je n’ai pas su dire non.

Les premiers jours ont été un naufrage. Je ne savais pas faire cuire des pâtes sans les coller, ni calmer les cauchemars de Lucie qui hurlait chaque nuit. Camille m’en voulait. Paul me testait, repoussant chaque limite. Je me suis surpris à crier, à pleurer, à regretter. Je n’étais pas prêt. Qui l’est, d’ailleurs ?

Un soir, alors que je ramassais les jouets éparpillés, Camille a éclaté :

— Pourquoi c’est toi ? Pourquoi pas mamie, ou tonton Philippe ?

Je n’ai pas su quoi répondre. Parce que mamie est trop vieille, parce que Philippe a sa propre famille, parce que personne ne voulait de cette responsabilité. Parce que j’étais le dernier sur la liste. Je me suis senti minable.

Les semaines ont passé. Les rendez-vous à l’école, les réunions avec l’assistante sociale, les courses, les lessives. Je me suis noyé dans la routine, espérant que la douleur s’estomperait. Mais chaque soir, en croisant le regard de Lucie, je voyais la peur. Chaque matin, en entendant Camille soupirer, je sentais la colère. Paul, lui, s’est mis à voler des bonbons à l’épicerie du coin. J’ai dû aller m’excuser auprès de la caissière, le rouge au front.

Un dimanche, alors que je tentais de préparer un gâteau au chocolat, Lucie s’est approchée timidement :

— Tu crois que maman va revenir ?

J’ai senti ma gorge se serrer. J’ai menti. J’ai dit que peut-être, un jour, tout s’arrangerait. Mais je savais que Claire était partie loin, incapable d’affronter ses propres démons. Jérôme, lui, sombrait dans l’alcool, incapable de prendre soin de lui-même, encore moins de ses enfants.

La colère m’a envahi. Contre mon frère, contre Claire, contre moi-même. Pourquoi fallait-il que ce soit moi ? Pourquoi devais-je porter le poids de leurs erreurs ?

Un soir, Camille a claqué la porte de sa chambre. Je l’ai rejointe, hésitant. Elle pleurait en silence.

— Tu ne comprends pas. Tu n’es pas notre père. Tu ne seras jamais comme lui.

J’ai voulu lui dire que je ne cherchais pas à remplacer qui que ce soit. Que j’étais aussi perdu qu’eux. Mais les mots sont restés coincés. Je me suis assis à côté d’elle, sans rien dire. Parfois, le silence est tout ce qu’il reste.

Peu à peu, une routine s’est installée. Les enfants ont repris l’école. Lucie a recommencé à parler, timidement. Paul a cessé de voler. Camille, elle, restait distante, mais je sentais qu’elle baissait la garde. Un soir, elle m’a demandé de l’aider pour ses devoirs de maths. J’ai souri, maladroitement.

Mais rien n’était simple. Les jugements des autres, les regards à la sortie de l’école, les remarques des voisins :

— C’est triste, ce qui leur arrive…
— Tu es courageux, Antoine.

Je n’étais pas courageux. J’étais juste là, parce qu’il fallait bien quelqu’un. Parfois, je rêvais de tout abandonner, de retrouver ma vie d’avant. Mais chaque matin, en voyant Lucie sourire timidement, je me disais que je n’avais pas le droit de fuir.

Un soir d’été, alors que nous dînions sur le balcon, Camille a murmuré :

— Merci d’être resté.

J’ai failli pleurer. Pour la première fois, j’ai senti que quelque chose changeait. Que peut-être, au-delà du devoir, il y avait un début d’amour. Pas celui des contes de fées, mais un amour tissé de peur, de fatigue et de petits gestes quotidiens.

Aujourd’hui, cela fait un an que les enfants vivent avec moi. Jérôme a disparu de nos vies. Claire envoie parfois une carte postale. Nous avons appris à vivre ensemble, à nous apprivoiser. Je ne suis pas un père parfait. Je ne le serai jamais. Mais je suis là.

Parfois, je me demande : où s’arrête la responsabilité ? Quand commence l’amour ? Peut-on aimer des enfants qui ne sont pas les siens comme les siens ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?