L’appartement de la discorde : quand mon fils veut inscrire sa femme chez lui
« Tu ne comprends pas, maman, c’est important pour nous ! »
La voix de Julien résonne encore dans le salon, tranchante, presque suppliante. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette matinée glaciale de février. Camille, sa femme, est assise en face de moi, le regard fuyant, triturant nerveusement la manche de son pull. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il y a un an, j’ai offert à Julien un appartement à Lyon, pour son mariage. Un deux-pièces lumineux, tout près du parc de la Tête d’Or. J’y ai mis toutes mes économies, tous mes espoirs pour lui offrir un bon départ dans la vie. Mais je n’avais pas prévu que ce cadeau deviendrait le théâtre d’un conflit qui me ronge chaque nuit.
« Tu sais bien que c’est juste administratif, reprend Julien, la voix plus douce. On est mariés, c’est normal qu’on soit déclarés ensemble… »
Je détourne les yeux vers la fenêtre. Les branches nues des platanes fouettent le ciel gris. Je me sens vieille, dépassée. Je me souviens de mon propre mariage, de la méfiance de ma belle-mère, des non-dits qui ont pourri nos relations. Je ne veux pas devenir comme elle. Mais la peur me serre la gorge : et si Camille profitait de la situation ? Et si, un jour, ils divorçaient ? L’appartement serait-il perdu ?
« Camille, tu comprends ma position ? »
Elle relève enfin les yeux. Ils sont humides, fatigués. « Je comprends, Françoise. Mais tu sais… Je n’ai pas grandi avec grand-chose. Avoir un vrai chez-nous, c’est… c’est important pour moi. Je ne veux pas te voler quoi que ce soit. »
Julien pose une main sur la sienne. Je sens leur complicité, leur amour. Et moi, je suis là, à douter, à m’accrocher à des murs et des papiers.
Le soir, seule dans ma chambre, je repense à tout cela. Je revois mon père, ouvrier à Villeurbanne, qui disait toujours : « On ne sait jamais ce que la vie nous réserve. » J’ai travaillé dur pour offrir à Julien ce que je n’ai jamais eu. Mais ai-je le droit de lui imposer mes peurs ?
Le lendemain, j’appelle mon amie Sylvie. Elle a vécu un divorce difficile, perdu sa maison. « Fais attention, Françoise. Aujourd’hui tout va bien, mais demain ? »
Je raccroche, plus angoissée encore. Je me perds sur les forums, lisant des histoires de familles déchirées par des questions d’héritage. Je vois des mères accusées d’être possessives, des belles-filles traitées d’arrivistes. Est-ce ce que je suis en train de devenir ?
Quelques jours plus tard, Julien revient me voir. Il est seul cette fois. Il s’assied en face de moi, les yeux cernés.
« Maman… Je t’aime, tu le sais. Mais si tu refuses, Camille va croire que tu ne l’acceptes pas. Elle se sent déjà mal à l’aise… »
Je sens les larmes monter. « Je ne veux pas vous perdre… »
Il me prend la main. « Tu ne nous perdras pas. Mais il faut que tu nous fasses confiance. »
La semaine suivante, je décide d’inviter Camille à déjeuner, sans Julien. Je veux lui parler, femme à femme.
Elle arrive avec un bouquet de tulipes jaunes. Nous parlons de tout et de rien, puis je me lance :
« Camille, j’ai peur. Peur de perdre mon fils, peur de perdre ce que j’ai construit… »
Elle pose sa main sur la mienne. « Je comprends. Mais je t’assure, je ne veux rien te prendre. Je veux juste qu’on ait une vraie vie de couple, sans secrets ni doutes. »
Je la regarde longtemps. Je vois sa sincérité, sa fragilité. Je pense à ma propre jeunesse, à mes rêves brisés par la méfiance des autres.
Le soir même, j’appelle Julien. « D’accord pour l’inscription. Mais promets-moi qu’on se parlera toujours franchement, tous les trois. »
Il pleure au téléphone. Moi aussi.
Aujourd’hui, l’appartement est leur foyer. Je passe parfois les voir ; ils m’invitent à dîner, me montrent leurs projets de décoration. Je sens que quelque chose a changé en moi : j’ai lâché prise, un peu.
Mais parfois, la peur revient. Et si j’avais eu tort ? Et si un jour tout s’effondrait ?
Est-ce que donner, c’est forcément risquer de tout perdre ? Ou faut-il apprendre à faire confiance, même quand on a été blessée ? Qu’en pensez-vous ?