Quand tout s’effondre : mon combat pour renaître dans une France qui ne pardonne pas
— Papa ! Ils reviennent !
Le cri de Camille a déchiré la nuit comme un coup de tonnerre. Je me suis levé d’un bond, le cœur battant à m’en faire exploser la poitrine. Il était trois heures du matin. Derrière la porte, les coups résonnaient, secs, implacables. Je savais déjà ce qui m’attendait : le visage fermé du commissaire de justice, les regards gênés des voisins à travers leurs volets entrouverts, et surtout, la peur dans les yeux de mes enfants.
— Monsieur Lefèvre, ouvrez ! C’est la dernière sommation !
J’ai jeté un regard à Marie, ma femme, qui serrait fort notre fils Paul contre elle. Je n’avais plus d’armes, plus d’arguments. Depuis des mois, je me débattais dans un marécage de dettes et de lettres recommandées. Mon licenciement de l’usine PSA d’Aulnay avait tout précipité. Les indemnités n’avaient pas suffi. Les allocations chômage s’étaient vite évaporées dans le loyer, les factures, les courses. Et puis il y avait eu cette fichue panne de chaudière en plein hiver…
J’ai ouvert la porte. Le froid m’a giflé. Deux policiers accompagnaient le commissaire. Ils ont évité mon regard.
— Vous avez dix minutes pour prendre vos affaires essentielles.
Dix minutes pour résumer une vie. J’ai attrapé quelques vêtements, les carnets de santé des enfants, une photo de notre mariage à Arcachon. Marie pleurait en silence. Paul ne comprenait pas. Camille me fixait avec une question muette : « Pourquoi tu ne fais rien ? »
Dans la rue, il pleuvait. Les voisins nous observaient derrière leurs rideaux. Personne n’a bougé. Personne n’a proposé un café ou un mot de réconfort. Nous avons marché jusqu’à la voiture, silencieux, trempés.
— Où on va ? a demandé Paul.
J’ai menti :
— On va dormir chez tatie Sophie.
Mais Sophie ne pouvait pas nous accueillir plus de deux nuits. Elle avait déjà trois enfants dans un F3 à Saint-Denis. Le troisième soir, j’ai compris que nous étions seuls.
J’ai passé des heures à appeler le 115. Toujours la même réponse : « Désolé monsieur, il n’y a pas de place ce soir. »
Les jours suivants ont été un enchaînement d’humiliations : faire la queue devant la Croix-Rouge pour un repas chaud, expliquer aux enfants pourquoi ils ne pouvaient plus aller à l’école (« On va changer d’école, c’est tout »), supplier l’assistante sociale de la mairie pour une chambre d’hôtel.
Marie s’est éloignée peu à peu. Elle me reprochait mon échec, ma passivité. Un soir, elle a craqué :
— Tu crois que c’est une vie pour les enfants ? Tu crois qu’on mérite ça ?
Je n’ai rien répondu. J’avais honte. Honte d’être devenu un homme que je ne reconnaissais plus.
Un matin, Marie est partie avec les enfants chez sa mère à Tours. Elle m’a laissé un mot : « Je n’en peux plus. Je dois penser à eux. »
Je me suis retrouvé seul dans une chambre d’hôtel miteuse à Aubervilliers. J’ai pensé à en finir. Mais je n’avais même pas le courage de sauter par la fenêtre.
C’est là que j’ai rencontré Ahmed.
Il était bénévole à l’association « Les Restos du Cœur ». Il m’a tendu un sandwich et un sourire.
— Tu veux parler ?
J’ai tout déballé. Il a écouté sans juger.
— Tu sais, t’es pas le seul. Moi aussi j’ai dormi dehors. Viens demain, on verra ce qu’on peut faire.
Grâce à Ahmed, j’ai intégré un atelier d’insertion. J’ai appris à réparer des vélos dans un local prêté par la mairie. Petit à petit, j’ai repris confiance. J’ai rencontré d’autres galériens : Fatima, mère célibataire ; Gérard, ancien cadre ruiné par un divorce ; et même Chantal, une retraitée qui venait juste pour parler.
Un soir, alors que je rentrais du local, j’ai croisé Camille et Paul dans la rue piétonne du centre-ville. Marie était là aussi. Elle avait l’air fatiguée, mais elle m’a souri timidement.
— Les enfants voulaient te voir.
On s’est assis sur un banc. Camille m’a pris la main.
— Tu vas mieux, papa ?
J’ai senti mes yeux se remplir de larmes.
— Oui, ma chérie… Grâce à des gens formidables.
Marie a baissé les yeux.
— Je suis désolée… Je n’aurais pas dû partir comme ça.
On a parlé longtemps. On a ri un peu aussi. Ce soir-là, j’ai compris que rien n’était perdu tant qu’il restait un peu d’amour.
Aujourd’hui, je ne suis pas redevenu celui que j’étais avant. Je vis dans un petit studio à Montreuil. Je vois mes enfants le week-end. Marie et moi, on se parle sans se faire mal. J’aide Ahmed à l’atelier ; parfois, c’est moi qui tends la main à ceux qui tombent.
Mais je me demande souvent : comment en est-on arrivé là ? Pourquoi tant de familles sombrent-elles dans l’indifférence générale ? Est-ce vraiment normal qu’en France, on puisse tout perdre du jour au lendemain ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire quand tout s’est effondré ?