Pourquoi Me Compare-t-Il Toujours à Son Ex ?
— Tu sais, Sophie, elle faisait toujours le gratin dauphinois comme Maman l’aime…
La voix de Julien résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de la casserole, les jointures blanches, le cœur battant. Je ne réponds pas. Je n’ai jamais rencontré Sophie, son ex-femme, mais elle est partout. Dans le regard de ma belle-mère, dans les souvenirs de Julien, dans chaque détail de cette maison que j’ai pourtant essayé de rendre mienne.
Ce soir-là, tout a basculé. Nous étions chez sa mère, à Lyon, pour fêter l’anniversaire de son père. La table était dressée avec soin, la nappe blanche, les verres en cristal. J’avais passé l’après-midi à préparer un gâteau au chocolat, espérant impressionner ma belle-famille. Mais dès la première bouchée, sa mère a eu ce petit sourire pincé :
— C’est bon, Claire, mais Sophie mettait toujours une pointe de cannelle, ça relevait le goût…
Un silence gênant s’est installé. Julien a ri, comme si c’était une évidence. Moi, j’ai senti mes joues brûler. J’ai souri, par politesse, mais à l’intérieur, je me suis effondrée.
Le retour en voiture a été glacial. J’ai fixé la route, les lumières de la ville défilant comme des reproches. Julien a brisé le silence :
— Tu sais, Maman ne veut pas te blesser. Elle était très attachée à Sophie. C’est normal qu’elle compare un peu…
— Et toi ? Tu trouves ça normal aussi ?
Il a haussé les épaules, l’air fatigué.
— Je ne sais pas… Tu pourrais essayer de faire un effort, non ?
Un effort. Toujours plus d’efforts. Pour ressembler à une femme que je ne serai jamais.
Les semaines suivantes, j’ai tout tenté. J’ai cherché la recette du gratin de Sophie, j’ai ajouté de la cannelle dans mes gâteaux. J’ai même changé ma façon de m’habiller, troquant mes jeans contre des robes fleuries, comme sur les vieilles photos que sa mère garde précieusement sur le buffet. Mais rien n’y faisait. Chaque geste, chaque mot, semblait être jugé à l’aune d’un passé auquel je n’avais pas accès.
Un dimanche, alors que nous étions invités à déjeuner chez ses parents, la tension est montée d’un cran. Sa mère m’a tendu un album photo, le sourire nostalgique.
— Regarde comme Sophie était rayonnante à Noël, cette année-là…
J’ai feuilleté les pages, découvrant une femme blonde, élégante, entourée de toute la famille. Julien à ses côtés, le regard amoureux. J’ai senti une boule se former dans ma gorge.
— Elle avait ce don pour rassembler tout le monde, tu sais…
J’ai reposé l’album, les mains tremblantes.
— Je ne suis pas Sophie, Madame. Je fais de mon mieux, mais je ne serai jamais elle.
Un silence pesant a suivi. Julien m’a lancé un regard noir dans la voiture.
— Tu n’étais pas obligée de lui parler comme ça.
— Et moi ? Je ne suis pas obligée de supporter ça tout le temps !
Il a soupiré, exaspéré.
— Tu dramatises, Claire. C’est toi qui te fais des idées.
Je me suis tue. Mais à l’intérieur, la colère grondait. Je me sentais invisible, effacée par le fantôme d’une autre.
Les disputes se sont multipliées. Chaque fois que je posais une limite, Julien me reprochait de ne pas comprendre sa famille. Un soir, après une énième remarque sur la façon dont je rangeais les courses — « Sophie, elle, triait toujours les légumes » — j’ai craqué.
— Tu veux que je sois elle ? Dis-le franchement !
Il m’a regardée, désemparé.
— Non… Mais tu pourrais essayer de t’intégrer un peu plus.
— À quel prix ? À force de vouloir plaire à ta mère, je ne me reconnais plus.
Je me suis enfermée dans la salle de bains, les larmes coulant sans bruit. J’ai pensé à mes parents, à ma vie d’avant, à Paris, à mes amis qui me trouvaient drôle et spontanée. Ici, je n’étais plus que l’ombre de Sophie.
Un matin, j’ai reçu un message de ma propre mère : « Tu as l’air fatiguée sur les photos. Tu es heureuse, Claire ? »
Je n’ai pas su quoi répondre. Le bonheur… C’était quoi, déjà ?
La situation a empiré quand j’ai refusé d’aller au repas de Pâques chez ses parents. Julien est parti seul, furieux. Il n’a pas répondu à mes messages de la journée. Le soir, il est rentré tard, le visage fermé.
— Maman ne comprend pas pourquoi tu fais des histoires. Elle dit que Sophie n’aurait jamais agi comme ça.
J’ai éclaté.
— Mais je ne suis pas Sophie ! Je suis Claire ! Et si ça ne te suffit pas, alors il faut qu’on se pose les bonnes questions.
Il est resté silencieux, les poings serrés.
Cette nuit-là, j’ai dormi sur le canapé. J’ai repensé à toutes ces années où j’avais essayé de m’adapter, de plaire, de me fondre dans un moule qui n’était pas le mien. À force de vouloir être acceptée, je m’étais perdue.
Quelques jours plus tard, j’ai pris une décision. J’ai appelé ma mère, j’ai pleuré longtemps au téléphone. Puis j’ai fait ma valise. Julien m’a regardée faire, sans un mot.
— Tu t’en vas ?
— Oui. Je dois me retrouver. Je ne peux plus vivre dans la comparaison. J’ai besoin d’exister pour moi-même.
Il n’a rien dit. Peut-être qu’il comprenait enfin. Ou peut-être qu’il regrettait déjà Sophie.
Je suis partie chez mes parents, à Paris. Les premiers jours ont été difficiles. Je culpabilisais, je doutais. Mais peu à peu, j’ai retrouvé des couleurs. J’ai repris contact avec mes amis, j’ai recommencé à rire.
Julien m’a envoyé quelques messages, d’abord pour s’excuser, puis pour me demander de revenir. Mais je savais que tant qu’il ne ferait pas le deuil de son passé, il ne pourrait pas m’aimer pour ce que je suis.
Aujourd’hui, je me reconstruis. J’apprends à m’aimer, à poser mes propres limites. Parfois, je repense à Sophie, à tout ce qu’elle représente pour eux. Mais je sais maintenant que je n’ai pas à rivaliser avec un fantôme.
Est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on vit dans l’ombre d’une autre ? Faut-il toujours s’effacer pour plaire à ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?