Où es-tu, maman ? – L’histoire d’une famille française brisée et renaissante
— Tu n’as pas honte ?! hurle mon père, sa voix résonnant dans tout l’appartement de la rue des Lilas. Je retiens mon souffle, recroquevillée dans le noir du placard, le cœur battant si fort que j’ai peur qu’il m’entende. Dehors, les pas de mon père martèlent le parquet, et le silence de maman est plus assourdissant que ses cris. J’ai six ans, et je comprends déjà que quelque chose s’est brisé pour toujours.
Ce soir-là, maman n’est pas rentrée. Elle a laissé une lettre, griffonnée à la hâte, que papa a déchirée avant même que je puisse la lire. « Elle ne reviendra pas, c’est tout », a-t-il lâché, les yeux rouges, la voix rauque. Je n’ai pas pleuré. Je me suis juste sentie vide, comme si on m’avait arraché un morceau de moi-même.
Les jours suivants, la routine s’est installée, mais tout était différent. Papa rentrait plus tard, sentait l’alcool, et s’énervait pour un rien. Je faisais tout pour ne pas le déranger : je rangeais mes jouets, je faisais mes devoirs seule, j’essayais de ne pas exister. Mais il y avait toujours ce moment, le soir, où je m’asseyais sur le rebord de la fenêtre, espérant voir la silhouette de maman au coin de la rue. Elle n’est jamais venue.
À l’école, les autres enfants parlaient de leurs mamans, de leurs goûters faits maison, de leurs câlins du soir. Moi, j’inventais des histoires. « Ma mère travaille tard à l’hôpital », disais-je à Camille, ma meilleure amie. Mais je voyais bien dans ses yeux qu’elle ne me croyait pas. Un jour, elle m’a demandé :
— Pourquoi tu ne viens jamais avec ta maman à la kermesse ?
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai couru aux toilettes et j’ai pleuré, pour la première fois depuis le départ de maman.
Les années ont passé. Papa a rencontré une autre femme, Hélène, qui a essayé d’être gentille. Mais je ne voulais pas d’elle. Je voulais ma mère, même si elle m’avait abandonnée. Les disputes entre papa et moi sont devenues plus fréquentes, plus violentes. Un soir, il a crié :
— Tu n’es qu’une ingrate ! Ta mère t’a laissée, et tu me rejettes moi aussi ?
J’ai claqué la porte et je suis partie chez Camille. Sa mère m’a accueillie avec un sourire triste, m’a préparé un chocolat chaud. J’ai eu envie de m’effondrer dans ses bras, mais je me suis retenue. Je ne voulais pas trahir ma propre mère, même absente.
À seize ans, j’ai retrouvé la lettre que maman avait laissée. Hélène l’avait gardée, pensant que j’aurais besoin de la lire un jour. Les mots tremblaient sur le papier : « Je suis désolée, ma chérie. Je n’arrive plus à respirer ici. Je t’aime, mais je dois partir pour ne pas me perdre. »
J’ai relu cette phrase des dizaines de fois. Comment une mère peut-elle aimer son enfant et partir ? Comment peut-on choisir de se sauver soi-même au détriment de ceux qu’on aime ?
J’ai commencé à chercher des réponses. J’ai fouillé dans les albums photos, interrogé ma grand-mère, tenté de reconstituer l’histoire de maman avant moi. J’ai appris qu’elle avait été malheureuse très jeune, que son propre père la battait, que personne ne l’avait jamais écoutée. Était-ce une malédiction familiale ?
À dix-huit ans, j’ai décidé de retrouver maman. J’ai économisé, j’ai cherché sur Internet, j’ai contacté d’anciennes amies à elle. Un jour, un message est arrivé : « Je crois que ta mère vit à Marseille. »
Le cœur battant, j’ai pris un train. Je me souviens de la lumière dorée sur le Vieux-Port, du vent salé, de la peur qui me tordait le ventre. J’ai frappé à la porte d’un petit appartement. Une femme a ouvert, les cheveux gris, le visage fatigué. Elle m’a reconnue tout de suite.
— Maëlle…
Sa voix s’est brisée. J’ai eu envie de la serrer dans mes bras, de la gifler, de lui demander pourquoi. Mais aucun mot n’est sorti. Nous sommes restées là, à nous regarder, deux étrangères liées par le sang et la douleur.
Nous avons parlé toute la nuit. Elle m’a raconté sa fuite, sa solitude, ses regrets. Elle m’a dit qu’elle avait pensé à moi chaque jour, mais qu’elle n’avait jamais eu le courage de revenir. Je lui ai dit ma colère, mon manque, mes cauchemars. Nous avons pleuré ensemble.
Le pardon n’est pas venu tout de suite. Il a fallu du temps, des silences, des maladresses. Mais peu à peu, j’ai compris que maman n’était pas un monstre. Elle était humaine, brisée elle aussi par une histoire trop lourde à porter.
Aujourd’hui, je vis à Paris. J’ai repris contact avec papa, qui a vieilli, qui regrette aussi. Hélène est toujours là, patiente, discrète. Je vois maman de temps en temps. Nous apprenons à nous connaître, à nous aimer autrement.
Parfois, je me demande : est-ce que la famille, c’est ce qu’on reçoit ou ce qu’on construit ? Peut-on vraiment guérir des blessures d’enfance ? Et vous, seriez-vous capables de pardonner à celle ou celui qui vous a abandonnés ?