Huit ans de mariage : Plus qu’une femme de ménage dans ma propre famille

— Tu as encore oublié d’acheter le pain, Camille ?

La voix d’Antoine résonne dans la cuisine, sèche, tranchante. Je serre les poings sur le torchon humide, la tête baissée. Il est 19h30, les enfants crient dans le salon, la soupe déborde sur la plaque. J’ai couru toute la journée : école, courses, lessive, réunion parents-profs, et pourtant, il ne voit que ce qui manque. Je me sens comme une ombre, transparente, un fantôme qui flotte entre les murs de notre appartement à Lyon.

— Je suis désolée, j’ai oublié, je…

— Tu oublies souvent, non ?

Il ne me regarde même pas. Il attrape son téléphone, s’installe sur le canapé, et je l’entends soupirer. Je ravale mes larmes. Je ne veux pas pleurer devant les enfants. Je me répète que ce n’est rien, que demain sera différent. Mais demain ressemble toujours à aujourd’hui.

Huit ans. Huit ans que je suis la femme d’Antoine, la maman de Lucie et Paul, la gardienne de la maison. Huit ans que je m’efface, petit à petit. Au début, tout était différent. Antoine me disait que j’étais belle, drôle, intelligente. Il m’écoutait, riait à mes blagues, me prenait la main dans la rue. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être devenue invisible, une sorte de machine à laver, à cuisiner, à consoler. Je ne sais plus qui je suis, ni ce que je veux.

Le soir, quand tout le monde dort, je m’assois sur le balcon, une tasse de thé froid entre les mains. Je regarde les lumières de la ville, les fenêtres allumées, j’imagine les vies derrière les rideaux. Est-ce que d’autres femmes se sentent comme moi ? Est-ce que d’autres mères se demandent si elles existent encore ?

Un jour, j’ai tenté d’en parler à Antoine. C’était un dimanche matin, les enfants jouaient dans leur chambre.

— Antoine, tu crois qu’on pourrait… je sais pas, sortir tous les deux, aller au cinéma ?

Il a haussé les épaules.

— On a les enfants, Camille. Et puis, je suis crevé. On verra plus tard.

Plus tard. Toujours plus tard. Mais ce « plus tard » n’arrive jamais.

Ma mère me dit que c’est normal, que c’est ça, la vie de famille. « Tu as tout, Camille, une belle maison, un mari qui travaille, deux enfants en bonne santé… » Mais je sens un vide immense en moi, une absence de moi-même. Je ne me reconnais plus dans le miroir. Mes cheveux sont ternes, mes yeux cernés. Je ne lis plus, je ne sors plus, je ne ris plus.

Un soir, alors que je rangeais la chambre de Lucie, j’ai trouvé un vieux carnet. J’y avais écrit des poèmes, des rêves, des listes de voyages à faire. J’ai relu ces pages jaunies, et j’ai pleuré. Où est passée cette Camille qui voulait tout découvrir, tout vivre ?

La colère a commencé à grandir en moi. Une colère sourde, contre Antoine, contre moi-même, contre cette routine qui m’étouffe. J’ai décidé de changer quelque chose. J’ai cherché un cours de théâtre près de chez moi. J’ai hésité longtemps avant d’oser m’inscrire. Le premier soir, j’ai failli faire demi-tour devant la porte. Mais j’ai franchi le seuil.

Sur scène, j’ai retrouvé une part de moi oubliée. J’ai ri, j’ai crié, j’ai pleuré. Les autres femmes du groupe m’ont écoutée, encouragée. Pour la première fois depuis des années, je me suis sentie vivante.

Mais à la maison, rien ne changeait. Antoine ne posait aucune question. Il rentrait tard, dînait en silence, s’endormait devant la télé. Un soir, il a remarqué mon absence.

— T’étais où ?

— Au théâtre. J’ai commencé un atelier.

Il a haussé les sourcils, l’air surpris.

— Tu fais ça pourquoi ?

— Pour moi. J’en ai besoin.

Il n’a rien répondu. Je crois qu’il ne comprenait pas. Ou qu’il ne voulait pas comprendre.

Les tensions ont augmenté. Je n’étais plus aussi disponible. Je refusais parfois de faire certaines tâches. Je demandais de l’aide. Antoine soupirait, les enfants râlaient. Un soir, j’ai explosé.

— Je ne suis pas votre bonne ! Je ne suis pas là juste pour ramasser vos chaussettes et préparer vos repas !

Le silence est tombé comme une chape de plomb. Lucie a pleuré. Paul s’est enfermé dans sa chambre. Antoine m’a regardée comme si j’étais devenue folle.

Après cette crise, j’ai eu peur d’avoir tout gâché. Mais quelque chose avait changé en moi. Je ne pouvais plus revenir en arrière. J’ai commencé à parler plus fort, à dire ce que je ressentais. J’ai proposé à Antoine une thérapie de couple. Il a refusé.

— On n’a pas besoin de ça. C’est toi qui as un problème.

Peut-être. Mais je ne voulais plus être une ombre. J’ai continué le théâtre, j’ai repris contact avec des amies perdues de vue. J’ai recommencé à lire, à écrire. Les enfants ont râlé, mais ils ont fini par s’habituer à cette nouvelle maman qui riait parfois toute seule devant un livre.

Un matin, Lucie m’a tendu un dessin : « Maman qui sourit ». J’ai pleuré de joie.

Aujourd’hui, rien n’est parfait. Antoine et moi vivons comme deux colocataires. Je ne sais pas si notre couple survivra. Mais moi, je survis. Je recommence à vivre.

Est-ce que c’est égoïste de vouloir exister pour soi-même ? Est-ce qu’on peut être mère, épouse… et femme à la fois ? Qu’en pensez-vous ?