Cette nuit-là, j’ai fermé la porte à mon propre fils : Chronique d’une mère épuisée

« Demain, vous faites vos valises et vous partez. Je ne peux plus vivre comme ça. » Ma voix tremblait, mais je n’ai pas baissé les yeux. Julien, mon fils unique, me fixait, incrédule. Camille, sa femme, s’est levée brusquement du canapé, les joues rouges de colère.

— Tu plaisantes, maman ? Après tout ce qu’on a traversé ?

Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai senti mes mains se crisper sur la tasse de thé que je n’avais même pas eu le temps de boire. La vapeur s’élevait encore, mais le goût du réconfort avait disparu depuis longtemps dans cette maison.

Tout avait commencé six mois plus tôt. Julien et Camille avaient perdu leur appartement à Lyon après que le propriétaire ait décidé de vendre. Ils étaient venus chez moi, à Villeurbanne, « juste pour quelques semaines », avaient-ils promis. J’étais heureuse de pouvoir les aider. J’avais imaginé des soirées tranquilles, des repas partagés, un peu de vie dans mon quotidien solitaire depuis la mort de leur père. Mais très vite, la réalité s’est imposée : le bruit, les disputes, l’invasion de mon espace.

Le matin, je retrouvais la cuisine sens dessus dessous : des bols sales, des miettes partout, la cafetière vide. Le soir, ils rentraient tard, riaient fort devant la télé alors que je tentais de lire dans ma chambre. Je me sentais étrangère chez moi. J’ai essayé d’en parler à Julien.

— Tu pourrais au moins ranger un peu ?
— On fait ce qu’on peut, maman. On est crevés aussi.

Camille n’a jamais vraiment cherché à me comprendre. Elle me lançait des regards froids quand j’osais lui demander de baisser le volume ou de nettoyer la salle de bain après elle. Un soir, j’ai surpris une conversation entre eux :

— Ta mère est vraiment trop exigeante…
— Elle est seule depuis trop longtemps, elle ne sait plus vivre avec du monde.

J’ai eu mal. J’ai pleuré en silence dans mon lit.

Les semaines sont devenues des mois. Ils ne cherchaient plus vraiment d’appartement. « Les loyers sont trop chers », « On attend que ça se calme au boulot », « On verra après les vacances »… Toujours une excuse. Et moi, je m’effaçais un peu plus chaque jour.

Un dimanche matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, j’ai entendu Camille crier sur Julien :

— Tu pourrais au moins défendre ta femme !
— Arrête, tu sais bien que c’est compliqué avec ma mère…

J’ai laissé tomber la cuillère dans l’évier. J’étais fatiguée d’être le problème.

La goutte d’eau est arrivée ce soir-là. Je rentrais du travail — oui, à 62 ans je travaille encore comme secrétaire médicale — et j’ai trouvé mon salon envahi par leurs amis. Des jeunes que je ne connaissais pas, qui fumaient sur mon balcon et riaient fort en renversant du vin sur mon tapis. Personne ne m’a saluée en entrant. J’ai senti une colère froide monter en moi.

Après leur départ, j’ai trouvé Camille en train de fouiller dans mes placards.

— Tu cherches quelque chose ?
— Oui, du sucre pour demain matin. Il n’y en a plus.
— Tu aurais pu demander…
— Oh ça va ! On vit ici aussi maintenant !

J’ai claqué la porte de ma chambre et j’ai pleuré toute la nuit.

Le lendemain matin, j’ai croisé Julien dans le couloir.

— Maman… tu fais la tête ?
— Non. Je réfléchis.

C’est là que j’ai compris : si je ne faisais rien, je finirais par me perdre complètement.

Le soir même, j’ai attendu qu’ils soient tous les deux dans le salon.

— Demain, vous faites vos valises et vous partez. Je ne peux plus vivre comme ça.

Julien a éclaté :

— Mais où veux-tu qu’on aille ? On n’a pas d’argent !
— Je t’aime, Julien. Mais je ne peux plus sacrifier ma santé pour vous deux. Vous êtes adultes maintenant.

Camille a pris ses affaires en silence. Julien a claqué la porte derrière lui en sortant fumer sur le palier.

Cette nuit-là, j’ai dormi pour la première fois sans angoisse depuis des mois. Mais au réveil, la culpabilité m’a submergée. Avais-je été une mauvaise mère ? Avais-je abandonné mon fils au pire moment ?

Quelques jours plus tard, Julien m’a appelée d’un hôtel social à Vaulx-en-Velin.

— Je comprends pourquoi tu l’as fait… Mais ça fait mal.
— Je sais… Moi aussi j’ai mal.

Depuis ce jour, notre relation est fragile. On s’appelle parfois. Camille ne veut plus me parler. Mais je commence doucement à retrouver ma place chez moi… et en moi-même.

Est-ce qu’on peut vraiment être une bonne mère sans s’oublier soi-même ? Où est la limite entre l’amour et le sacrifice ? Qu’en pensez-vous ?