Tu es parti, et maintenant nous sommes des étrangers : Histoire d’une mère à Lyon

« Tu ne me comprends pas, maman ! » Camille claque la porte de sa chambre si fort que les cadres tremblent sur le mur du couloir. Je reste figée, la main serrée sur la poignée de la casserole, le cœur battant à tout rompre. Il est 19h, la soupe déborde, mais je ne bouge pas. Je me demande, pour la centième fois ce mois-ci, où j’ai échoué.

Je m’appelle Claire, j’ai trente-sept ans, et j’élève seule ma fille de treize ans, Camille, dans un petit appartement à la Croix-Rousse, à Lyon. Antoine, son père, est parti il y a treize ans, presque jour pour jour, quelques semaines après la naissance de Camille. Il a laissé une lettre sur la table de la cuisine, à côté d’un bouquet de pivoines fanées. « Je n’y arrive pas, Claire. Je suis désolé. » Voilà tout ce qu’il m’a laissé, avec un bébé dans les bras et une montagne de questions sans réponse.

Les premiers mois, j’ai survécu comme j’ai pu. Ma mère, Monique, venait parfois m’aider, mais elle répétait sans cesse : « Tu vois, je t’avais dit qu’Antoine n’était pas fiable. » Je n’avais pas besoin de reproches, juste d’un peu de douceur. Mais la douceur, dans ma famille, c’est rare. Mon père, Jean, n’a jamais vraiment accepté que je sois mère célibataire. Il ne parle de Camille qu’à voix basse, comme si c’était une honte.

J’ai repris mon travail de secrétaire dans un cabinet d’avocats du centre-ville. Les journées étaient longues, les nuits encore plus. Camille pleurait beaucoup, et moi aussi, en silence, dans la salle de bains, pour qu’elle ne m’entende pas. Je me suis promis de ne jamais lui parler mal de son père. Mais comment expliquer l’absence ? Comment répondre à ses questions, quand elle a commencé à demander : « Pourquoi papa n’est jamais là ? »

Les années ont passé. Camille a grandi, belle et vive, mais avec une tristesse dans le regard que je n’arrive pas à effacer. Elle est devenue adolescente, et la distance entre nous s’est creusée. Je travaille trop, je cours partout, je rentre tard. Elle me reproche de ne jamais être là, de ne rien comprendre à sa vie. « Tu ne sais même pas qui sont mes amis ! » m’a-t-elle lancé un soir, les yeux pleins de larmes.

Je culpabilise. Je me demande si j’aurais pu faire mieux, si j’aurais dû me battre plus fort pour garder Antoine, ou au moins pour offrir à Camille une famille plus stable. Mais comment fait-on quand on est seule, quand on doit tout porter sur ses épaules ?

Un soir, alors que je rentrais du travail, épuisée, j’ai trouvé Camille assise dans le noir, sur le canapé. Elle fixait la fenêtre, les bras croisés. « Tu sais, maman, parfois j’ai l’impression qu’on est des étrangères. » Sa voix était calme, mais chaque mot m’a frappée comme une gifle. Je me suis assise à côté d’elle, mais elle s’est éloignée. « Tu ne me parles jamais de papa. Tu fais comme s’il n’existait pas. Mais moi, j’ai besoin de savoir. »

J’ai senti mes larmes monter, mais je les ai retenues. « Camille, je ne voulais pas te faire de mal. Je voulais juste te protéger. » Elle a haussé les épaules. « Peut-être que tu me protèges trop. Peut-être que j’ai juste besoin que tu sois là, vraiment là. »

Depuis ce soir-là, je me suis forcée à changer. J’ai commencé à rentrer plus tôt, à éteindre mon téléphone pendant le dîner, à écouter Camille parler de ses amies, de ses rêves, de ses peurs. Mais la blessure est là, profonde. Parfois, elle me regarde comme si j’étais une inconnue. Parfois, elle me serre dans ses bras, et je sens qu’elle a encore besoin de moi. Mais pour combien de temps ?

Ma mère continue de me juger. « Tu devrais la pousser à voir un psy », dit-elle. Mon père ne dit rien, mais je vois bien qu’il pense que tout est de ma faute. Au travail, mes collègues me regardent avec pitié quand je dois partir plus tôt pour aller chercher Camille au collège. Je me sens seule, incomprise, épuisée.

Un jour, Camille est rentrée du collège en pleurant. Une camarade lui avait dit que son père ne l’aimait pas, sinon il serait resté. Elle s’est enfermée dans sa chambre, et j’ai entendu sa musique à fond toute la soirée. J’ai frappé à sa porte. « Camille, ouvre-moi, s’il te plaît. » Pas de réponse. J’ai attendu, assise dans le couloir, jusqu’à ce qu’elle sorte enfin, les yeux rouges. « Pourquoi il est parti, maman ? Est-ce que c’est à cause de moi ? »

J’ai pris une grande inspiration. « Non, ma chérie. Ce n’est pas ta faute. Ton père avait ses propres problèmes. Il n’a pas su être là pour nous. Mais toi, tu n’y es pour rien. » Elle a hoché la tête, mais je voyais bien qu’elle ne me croyait qu’à moitié.

Les semaines passent. Parfois, on rit ensemble devant un film. Parfois, on se dispute pour des broutilles. Mais chaque soir, quand je ferme la porte de sa chambre, je me demande si je fais assez, si je suis une bonne mère. Je me demande si un jour elle me pardonnera de ne pas avoir su combler ce vide.

Je regarde par la fenêtre, les lumières de Lyon scintillent au loin. Je pense à toutes ces mères seules qui se battent chaque jour pour leurs enfants, qui portent la culpabilité et la fatigue comme un manteau trop lourd. Est-ce que nous sommes condamnées à être des étrangères pour nos propres enfants ? Ou bien y a-t-il encore une chance de se retrouver, malgré tout ce qui nous sépare ?