« Tu dois partir, maman » : Le jour où j’ai demandé à mes parents de quitter la maison

« Tu ne peux pas faire ça, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir, tremblante, presque étrangère. Je suis debout, dos à la porte de ma chambre, les mains moites, le cœur battant à tout rompre. Mon père, silencieux, s’appuie contre la table du salon, le regard perdu sur le vieux buffet en chêne. Ce matin-là, la lumière grise de Paris filtre à peine à travers les rideaux, et l’air est lourd, chargé de tout ce que nous n’avons jamais osé dire.

Tout a commencé il y a six mois, quand mes parents, Monique et Gérard, ont perdu leur appartement à Montreuil. Un propriétaire trop pressé de vendre, une retraite trop maigre, et les voilà chez moi, dans mon deux-pièces du 12ème arrondissement. Au début, je me suis dit que ce serait temporaire. Mais les jours sont devenus des semaines, puis des mois. Les habitudes se sont installées, les tensions aussi.

« Camille, tu rentres tard, tu manges n’importe quoi… » soupirait ma mère chaque soir, en rangeant les restes de mon dîner. Mon père, lui, passait ses journées devant la télévision, commentant chaque actualité comme s’il était encore syndicaliste à la SNCF. Je me sentais redevenir une adolescente, surveillée, jugée, étouffée. Mais je me taisais. Après tout, ils étaient mes parents.

Un soir, alors que je rentrais d’une longue journée à l’hôpital – je suis infirmière en réanimation à la Pitié-Salpêtrière – j’ai trouvé ma mère en train de fouiller dans mes papiers. « Je voulais juste vérifier si tu avais payé tes factures, tu sais que tu oublies tout… » J’ai explosé. « Ce n’est plus chez toi ici, maman ! » Elle a pleuré. Mon père a haussé les épaules. Moi, j’ai claqué la porte de ma chambre.

Les semaines suivantes, l’ambiance est devenue irrespirable. Je n’avais plus d’intimité, plus de place pour moi, même pas pour inviter mon amie Sophie à dîner. Un soir, j’ai surpris mon père en train de critiquer mon mode de vie : « À ton âge, ta mère avait déjà deux enfants… » J’ai eu envie de hurler. Mais je me suis contentée de pleurer, seule, dans la salle de bains.

C’est alors que j’ai commencé à chercher une solution. J’ai appelé ma sœur, Élodie, qui vit à Lyon. « Je ne peux pas les prendre, Camille, tu sais bien… Avec les jumeaux, c’est déjà compliqué. » J’ai contacté la mairie, les assistantes sociales. On m’a parlé de foyers, de logements sociaux, de listes d’attente interminables. J’ai eu honte. Honte de vouloir retrouver ma vie, honte de ne pas pouvoir offrir mieux à mes parents.

Un matin, alors que je buvais mon café en silence, ma mère a posé sa main sur la mienne. « On te dérange, n’est-ce pas ? » J’ai baissé les yeux. « Ce n’est pas ça, maman… Mais je n’en peux plus. Je n’ai plus de place pour moi. » Elle a souri tristement. « On va partir. »

Mais partir où ? Pendant des semaines, nous avons visité des studios insalubres, des résidences pour seniors où l’odeur de la solitude colle aux murs. Mes parents faisaient semblant de s’y intéresser, mais je voyais bien la peur dans leurs yeux. Un soir, ma mère a craqué : « On a tout donné pour toi, Camille. On s’est privés pour que tu fasses des études, pour que tu aies une vie meilleure… Et maintenant, tu nous mets dehors ? »

J’ai crié. Elle a pleuré. Mon père a quitté la pièce, furieux. Le lendemain, il ne m’a pas adressé un mot. J’ai passé la nuit à tourner en rond, rongée par la culpabilité. Qui étais-je devenue ? Une fille ingrate ? Ou une femme qui essaie simplement de survivre ?

Finalement, c’est la voisine du dessus, Madame Lefèvre, qui a trouvé une solution. Son frère venait d’entrer en maison de retraite, et son petit appartement à Vincennes était libre. Le loyer était raisonnable, l’immeuble calme. Mes parents ont accepté, à contrecœur.

Le jour du déménagement, la pluie battait les vitres. Ma mère a serré mon visage entre ses mains. « Tu restes notre fille, Camille. Mais tu nous as brisé le cœur. » Mon père, lui, m’a juste tapé sur l’épaule : « Prends soin de toi. »

Depuis, je vis seule. L’appartement me semble immense, silencieux. Parfois, j’entends encore la voix de ma mère dans la cuisine, le rire de mon père devant le journal télévisé. Je me demande si j’ai fait le bon choix. Est-ce qu’on peut aimer ses parents et vouloir s’en éloigner ? Est-ce que la liberté se paie toujours au prix de la solitude ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tourner la page sans trahir ceux qui nous ont tout donné ?