« Maman, pourquoi m’as-tu abandonnée ? »

« Tu ne peux pas me mettre dehors, Camille ! Je suis ta mère, tu me dois bien ça ! »

Sa voix tremble, mais son regard est dur. Je serre la poignée de la porte, hésitant entre la colère et la pitié. Les souvenirs affluent, brûlants, acides. J’ai onze ans, assise sur la banquette arrière de la vieille Renault de ma mère. Elle ne se retourne pas vers moi. Devant la maison de Mamie Jeanne, elle coupe le moteur, sort une valise du coffre et me la tend.

« Tu seras mieux ici », dit-elle d’une voix sèche. Je ne comprends pas. Je veux rentrer à la maison, retrouver ma chambre, mes livres, mon chat. Mais elle m’embrasse à peine sur le front et s’en va. Je reste plantée là, la valise à la main, devant une porte qui s’ouvre lentement sur le visage sévère de Mamie Jeanne.

Mamie n’a jamais aimé ma mère. Elle ne m’a jamais caché qu’elle trouvait sa fille égoïste, trop légère, trop pressée de vivre sa vie sans se soucier des conséquences. Mais elle m’a accueillie. Pas avec tendresse, non, mais avec une rigueur qui m’a forgée. « Ici, on ne pleure pas pour rien », disait-elle. « On serre les dents et on avance. »

Les années ont passé dans ce petit appartement HLM de Montreuil. Mamie vivait de sa maigre retraite d’ouvrière. Je l’aidais comme je pouvais : les courses, le ménage, parfois même des petits boulots après l’école pour acheter du pain ou du lait. Ma mère ? Elle n’appelait jamais. Elle avait refait sa vie avec Gérard, un homme qui ne voulait pas d’enfant sous son toit.

À seize ans, j’ai voulu la revoir. J’ai pris le métro jusqu’à son quartier chic du 16e arrondissement. Elle m’a reçue dans son salon impeccable, un sourire gêné aux lèvres. Gérard lisait le journal sans lever les yeux.

« Tu vas bien chez ta grand-mère ? »

J’ai hoché la tête. Elle n’a rien demandé d’autre.

Mamie est morte l’année de mes dix-huit ans. J’ai pleuré en cachette dans la salle de bains pour ne pas qu’on me voie faible. J’ai trouvé un petit studio grâce à une assistante sociale et j’ai travaillé dur pour payer mes études d’infirmière.

Ma mère ? Je ne l’ai revue qu’aux enterrements : celui de Mamie, puis celui de mon oncle Paul. Toujours distante, toujours préoccupée par autre chose.

Et puis ce matin-là, vingt ans plus tard, elle a débarqué chez moi avec deux valises et un air catastrophé.

« Gérard m’a quittée… Il a vendu l’appartement… Je n’ai nulle part où aller… »

Je l’ai laissée entrer par réflexe. Elle s’est installée sur mon canapé comme si tout lui était dû. Depuis trois semaines, elle occupe mon salon, critique ma façon de vivre, râle sur mes horaires à l’hôpital et laisse traîner ses affaires partout.

Hier soir encore :

— Camille, tu pourrais au moins me préparer un vrai dîner !
— Maman, je rentre à 21h après douze heures de garde…
— Tu exagères ! Tu oublies que si tu as un toit aujourd’hui, c’est parce que je t’ai mise au monde !

J’ai explosé :

— Non maman ! Si j’ai un toit aujourd’hui, c’est parce que j’ai travaillé comme une folle pendant vingt ans pendant que toi tu vivais ta vie sans te soucier de moi !

Elle a fondu en larmes. Pour la première fois depuis des années, j’ai vu ma mère vulnérable.

— Tu crois que c’était facile pour moi ? Tu crois que je n’ai pas souffert ?

Je n’ai rien répondu. J’étais trop fatiguée pour me battre encore.

Aujourd’hui, je me demande : ai-je le droit de lui refuser ce toit ? Est-ce que je dois pardonner ? Est-ce que le lien du sang suffit à effacer tout ce qu’elle m’a fait subir ?

Je regarde ma mère endormie sur le canapé et je sens la colère retomber peu à peu. Mais la douleur reste là, tenace.

Est-ce que vous auriez fait comme moi ? Peut-on vraiment tourner la page sur une enfance brisée ?