Entre Deux Mondes : Retourner au Village ou Partir pour Toujours ?

« Tu ne comprends donc pas, Isabelle ? Ici, tu n’as plus ta place. » La voix de Zoé résonne encore dans ma tête, froide, tranchante, presque mécanique. Je suis restée figée, la tasse de café tremblant entre mes mains. Autour de la table, mon fils Julien baissait les yeux, gêné, et ma petite-fille Camille triturait nerveusement la nappe. J’ai senti la brûlure de la honte monter à mes joues, cette même honte qui m’avait poussée, il y a vingt-cinq ans, à quitter le village de mon enfance pour tenter ma chance à Lyon.

Ce soir-là, je suis rentrée chez moi, l’appartement sentait le renfermé et la pluie battait contre les vitres. J’ai repensé à la proposition de Zoé : vendre mon appartement, retourner au village, « pour la famille ». Mais quelle famille ? Celle qui m’a vue partir sans un mot, celle qui m’a jugée parce que je voulais autre chose qu’une vie de labeur et de silence ?

Le lendemain, alors que je tentais d’oublier l’incident en rangeant de vieux cartons, on a frappé à la porte. J’ai ouvert, et là, devant moi, Étienne, mon frère, que je n’avais pas vu depuis des années. Il tenait un panier de pommes, comme autrefois, quand nous allions les cueillir dans le verger de notre grand-mère. Il m’a souri, mais ses yeux étaient fatigués, marqués par les années et les non-dits.

— Salut, Isa. Je peux entrer ?

J’ai hésité, puis j’ai fait un pas de côté. Il a posé le panier sur la table, a regardé autour de lui, mal à l’aise.

— Je sais que c’est pas facile, a-t-il commencé. Mais tu pourrais au moins venir voir la maison. Maman ne va pas bien, tu sais. Et puis… on n’est pas éternels.

J’ai senti la colère monter. Pourquoi maintenant ? Pourquoi toujours ce chantage affectif ?

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai oublié comment on m’a traitée quand je suis partie ?

Il a baissé la tête.

— On était jeunes, Isa. On ne comprenait pas. Mais tu restes ma sœur.

J’ai voulu lui répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. Je me suis assise, les mains crispées sur mes genoux. Étienne a sorti une pomme du panier, l’a coupée en deux et m’en a tendu la moitié.

— Goûte. Elles sont comme avant.

J’ai croqué dans la pomme. Le goût sucré, acidulé, m’a ramenée des années en arrière, dans le verger, sous le soleil de septembre. J’ai senti les larmes monter, mais je me suis retenue.

— Tu sais, Isa, Zoé… elle ne voulait pas te blesser. Elle a peur pour Julien, pour la petite. Elle croit que tu serais mieux au village, entourée.

— Entourée ? Par qui ? Par ceux qui m’ont oubliée ?

Il a soupiré.

— On n’a pas su te dire les choses. Mais tu nous manques. Même papa, avant de partir, il demandait toujours de tes nouvelles.

Un silence lourd s’est installé. J’ai repensé à mon père, à ses silences, à ses mains abîmées par le travail. J’ai repensé à ma mère, à ses lettres jamais envoyées, à ses regards fuyants.

— Je ne sais pas si je peux revenir, Étienne. Ici, j’ai ma vie. Même si… parfois, je me sens seule.

Il a posé sa main sur la mienne.

— On ne peut pas effacer le passé, Isa. Mais on peut essayer de faire mieux.

Le soir, après son départ, j’ai erré dans l’appartement. Les souvenirs m’assaillaient, les rires d’enfants, les disputes, les repas partagés. J’ai pensé à Julien, à sa gêne, à sa façon de me regarder comme si j’étais un fardeau. J’ai pensé à Zoé, à sa peur de l’avenir, à son besoin de tout contrôler.

J’ai ouvert la fenêtre, respiré l’air frais. En bas, la ville bourdonnait, indifférente à mes tourments. J’ai pris le panier de pommes, en ai mangé une autre, debout, face à la nuit.

Le lendemain, j’ai appelé ma mère. Sa voix tremblait, mais elle était heureuse.

— Isa, ma fille… Tu vas bien ?

— Oui, maman. Je pensais venir te voir, bientôt.

Un silence, puis un sanglot étouffé.

— Tu me manques, tu sais.

J’ai raccroché, bouleversée. Peut-être que le village n’était plus le même. Peut-être que moi non plus. Mais avais-je encore une place là-bas ? Ou étais-je condamnée à errer entre deux mondes, étrangère partout ?

Le dimanche suivant, j’ai pris le train pour Chalon. Le paysage défilait, les champs, les forêts, les villages endormis. Mon cœur battait la chamade. Arrivée à la gare, Étienne m’attendait. Il m’a serrée dans ses bras, maladroitement.

À la maison, maman était là, plus frêle que dans mes souvenirs. Elle m’a prise contre elle, a pleuré, a ri. J’ai retrouvé la cuisine, l’odeur du pain chaud, les photos jaunies sur le buffet. Mais tout avait changé. Les voisins me regardaient avec curiosité, certains avec méfiance.

Le soir, autour de la table, la conversation a dérapé. Mon oncle Pierre, jamais avare d’un mot blessant, a lancé :

— Alors, la Parisienne, tu reviens faire la morale ?

J’ai serré les dents. Étienne a pris ma défense, mais la tension était palpable. J’ai compris que le pardon ne viendrait pas en un jour. Que les blessures étaient profondes, de part et d’autre.

La nuit, dans ma vieille chambre, je n’ai pas dormi. J’ai pensé à Lyon, à la solitude, à la liberté aussi. J’ai pensé au village, à la chaleur, mais aussi au poids du regard des autres.

Au matin, j’ai pris une décision. Je ne vendrai pas mon appartement. Je reviendrai de temps en temps, pour maman, pour Étienne. Mais je ne peux pas renoncer à ce que je suis devenue. Ni ici, ni là-bas, je ne serai jamais tout à fait chez moi. Mais peut-être que l’essentiel, c’est d’accepter cette part d’exil en soi.

En quittant la maison, j’ai embrassé ma mère, j’ai serré la main d’Étienne. Sur le quai de la gare, j’ai regardé le village s’éloigner, le cœur serré.

Est-ce qu’on peut vraiment revenir en arrière ? Ou faut-il apprendre à vivre entre deux mondes, sans jamais appartenir à aucun ?