Quand l’égalité s’invite à table : Chronique d’une famille lyonnaise

« Tu ne vas quand même pas mettre du cumin dans la blanquette, Samira ? » Ma voix a claqué dans la cuisine, plus sèche que je ne l’aurais voulu. Julien, mon fils, s’est figé, une cuillère en bois à la main, entre la cocotte et le plan de travail. Samira, elle, a levé les yeux vers moi, un sourire un peu triste au coin des lèvres.

C’était un dimanche de février, le genre de dimanche où la pluie s’invite à Lyon et où la cuisine devient le cœur battant de la maison. Depuis que Julien avait épousé Samira, nos repas de famille ressemblaient à un terrain miné. Je m’appelle Françoise, j’ai 62 ans, et je croyais avoir tout vu, tout compris. Mais ce jour-là, j’ai compris que je n’avais rien compris.

Samira est arrivée dans notre vie comme un coup de vent chaud. Elle est née à Villeurbanne, ses parents sont venus d’Algérie dans les années 80. Elle a ce regard doux et cette façon de parler qui vous enveloppe, mais aussi une détermination à toute épreuve. Julien, mon fils unique, l’a rencontrée à la fac. Je me souviens encore du premier dîner où il nous l’a présentée. Mon mari, Gérard, avait sorti le bon vin, j’avais préparé un gratin dauphinois. Samira avait apporté des makrouts. On avait souri, on avait goûté, mais déjà, je sentais que quelque chose changeait.

Le mariage a été une fête, un mélange de musiques kabyles et de chansons françaises, de couscous et de quiches lorraines. Mais une fois la fête passée, il a fallu apprendre à vivre ensemble. Et c’est là que les choses se sont compliquées.

Je n’ai jamais été raciste, je le jure. Mais il y a des habitudes, des réflexes, qui vous collent à la peau. Chez nous, c’est moi qui cuisine le dimanche. C’est moi qui décide du menu, qui coupe les légumes, qui surveille la cuisson. Gérard met la table, Julien m’aide à éplucher les pommes de terre. C’est comme ça depuis toujours. Mais Samira, elle, voulait participer. Elle voulait mettre sa touche, ajouter des épices, changer les recettes. Au début, j’ai cru que c’était de l’insolence. Puis j’ai compris que c’était de l’amour.

Un jour, alors que je râlais parce qu’elle avait mis de la coriandre dans la soupe, Julien a explosé :
— Maman, tu ne vois pas que tu la blesses ?
J’ai senti mes joues brûler. Gérard a baissé les yeux. Samira a posé sa main sur celle de Julien.
— Ce n’est pas grave, a-t-elle murmuré. Je comprends, c’est difficile de changer.
Mais moi, je ne comprenais pas. Pourquoi fallait-il changer ? Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement faire comme nous ?

Les semaines ont passé. Les tensions sont devenues plus sourdes, plus insidieuses. Un jour, j’ai surpris Samira en train de pleurer dans le couloir. Elle croyait que personne ne la voyait. J’ai eu honte. J’ai repensé à ma propre mère, qui me disait toujours : « On n’est jamais trop vieille pour apprendre. »

Alors, un dimanche, j’ai pris mon courage à deux mains. J’ai tendu la main à Samira :
— Tu veux qu’on cuisine ensemble ?
Elle m’a regardée, surprise, puis son visage s’est illuminé.
— Avec plaisir, Françoise.

Ce jour-là, on a préparé un tajine aux pruneaux et une tarte aux pommes. On a ri, on s’est raconté nos souvenirs d’enfance. J’ai découvert que Samira avait appris à cuisiner avec sa grand-mère, comme moi. Que pour elle aussi, la cuisine était un langage d’amour.

Mais tout n’était pas réglé. Gérard, lui, avait du mal à accepter que Julien fasse la vaisselle pendant que Samira discutait avec moi. « Ce n’est pas aux hommes de faire ça », marmonnait-il. Julien lui répondait du tac au tac :
— Papa, on est en 2024. L’égalité, ce n’est pas qu’un mot.

Les disputes éclataient parfois pour un rien : un couscous trop épicé, une remarque sur le voile que Samira portait parfois, un silence gênant quand la famille élargie venait déjeuner. Ma sœur, Monique, n’a jamais accepté Samira. « Elle n’est pas d’ici », répétait-elle. J’avais envie de lui crier qu’elle se trompait, que Samira était plus « d’ici » que beaucoup d’autres, mais je n’osais pas.

Un soir, après un dîner particulièrement tendu, Samira est venue me voir dans la cuisine. Elle avait les yeux brillants.
— Françoise, je ne veux pas vous voler votre fils. Je veux juste qu’on soit une famille.
J’ai senti mon cœur se serrer. J’ai pensé à toutes ces années où j’avais cru protéger Julien, alors que je l’étouffais peut-être.

Petit à petit, les choses ont changé. J’ai appris à laisser Samira prendre sa place. J’ai appris à écouter, à goûter, à m’ouvrir. Gérard a fini par accepter que Julien cuisine avec Samira. Monique ne vient plus aux repas de famille, mais je ne regrette rien.

Aujourd’hui, quand je vois Julien et Samira préparer le dîner ensemble, quand j’entends leurs rires dans la cuisine, je me dis que l’égalité, ce n’est pas seulement partager les tâches. C’est accepter que l’autre soit différent, et que cette différence nous enrichit.

Parfois, je me demande : combien de familles comme la nôtre traversent ces tempêtes silencieuses ? Combien d’entre nous osent vraiment changer ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?