Trois jours avec Papy : La leçon de Nora
— Tu sais, Élodie, franchement, je ne comprends pas comment on peut se plaindre de s’occuper de ses vieux. Un peu de patience, un sourire, et tout va bien, non ?
Je me souviens encore de la voix assurée de Nora, ce soir-là, dans ma cuisine. Elle agitait sa tasse de thé comme un drapeau de certitude. Moi, je gardais le silence, repensant à mes propres nuits blanches auprès de ma mère malade. Mais Nora, elle, n’avait jamais connu ça. Jusqu’à ce fameux jeudi de janvier.
Ce matin-là, elle m’appelle, la voix vibrante d’excitation :
— Élodie, devine quoi ? Maman part à Marseille pour le travail, et c’est moi qui vais m’occuper de Papy Henri ! Enfin, je vais pouvoir montrer à tout le monde que ce n’est pas si compliqué.
Je souris, un peu triste, un peu amusée. Nora, quarante ans, célibataire, citadine jusqu’au bout des ongles, allait découvrir la campagne et la maison de son grand-père, à Saint-Aubin-sur-Mer. Elle y allait pleine de principes, persuadée que l’amour et la bonne humeur suffiraient.
Le premier soir, elle m’envoie un message :
« Papy est adorable. Il a raconté la guerre d’Algérie pendant deux heures. On a mangé de la soupe maison. Franchement, c’est facile ! »
Mais dès le lendemain, le ton change. Elle m’appelle à 7h du matin, la voix tremblante :
— Élodie, il s’est levé cette nuit, il voulait aller aux toilettes, il s’est perdu dans le couloir… J’ai eu peur qu’il tombe. Il a crié, il ne me reconnaissait plus…
Je sens la panique dans sa voix. Je tente de la rassurer, mais je sais que ce n’est que le début.
Le deuxième jour, Nora m’envoie un vocal :
« Il refuse de prendre ses médicaments. Il me traite de ‘petite étrangère’. Il ne veut pas manger. J’ai passé la matinée à nettoyer parce qu’il a renversé son café partout. Je ne comprends pas, il était si gentil hier… »
Le soir, elle m’appelle en larmes :
— Je n’y arrive pas, Élodie. Il me fait peur. Il crie, il pleure, il me supplie d’appeler sa femme morte depuis dix ans. Je ne sais plus quoi faire. Comment tu faisais, toi ?
Je sens sa détresse, son épuisement. Je lui parle doucement, je lui explique que la vieillesse, ce n’est pas que des souvenirs et des sourires. C’est aussi la peur, la confusion, la colère. Je lui dis que ce n’est pas sa faute.
Le troisième jour, Nora craque. Elle m’envoie un message à 5h du matin :
« Je pars. J’ai appelé maman. Je ne peux plus. Je suis désolée d’avoir jugé. »
Quand elle revient à Paris, elle vient chez moi, les yeux cernés, le visage fermé. Elle s’effondre sur mon canapé.
— J’ai été odieuse avec toi, Élodie. Avec tout le monde. Je croyais que c’était facile… Mais je n’ai pas dormi une nuit entière. J’ai eu peur de lui, peur pour lui. J’ai honte.
Je la prends dans mes bras. Je sens sa honte, sa fatigue, mais aussi une nouvelle humilité.
— Tu sais, Nora, on fait ce qu’on peut. On n’est pas des saints. On n’est pas formés pour ça. On aime, mais parfois aimer ne suffit pas.
Elle hoche la tête, les larmes aux yeux.
— Je comprends mieux maintenant pourquoi tu étais si fatiguée, pourquoi tu pleurais parfois sans raison. Je comprends aussi pourquoi tant de gens craquent…
Depuis ce jour, Nora ne juge plus. Elle écoute. Elle propose son aide autrement : elle fait les courses pour les voisins âgés, elle rend visite à Papy Henri avec sa mère, mais elle ne se croit plus invincible.
Parfois, je repense à cette histoire et je me demande : pourquoi faut-il toujours souffrir pour comprendre ? Pourquoi juge-t-on si facilement ce qu’on ne connaît pas ?
Et vous, avez-vous déjà cru que vous feriez mieux que les autres… avant de tomber de haut ?