Entre Deux Feux : L’Amour, la Liberté et la Peur de Revivre le Passé
— Tu ne peux pas comprendre, maman ! s’est écriée Camille, les yeux brillants de colère et de larmes. Tu ne veux jamais rien pour toi, tu refuses d’être heureuse !
Je suis restée figée, la main crispée sur la poignée de la porte de la cuisine. Le parfum du café du matin flottait encore dans l’air, mais il avait un goût amer. Camille venait de partir en claquant la porte, me laissant seule avec mes doutes et ce silence lourd qui s’installe après une dispute.
Dix ans plus tôt, j’avais cru que ma vie s’effondrait. J’avais surpris Thomas, mon mari depuis vingt-trois ans, dans les bras d’une autre. Une gamine à peine sortie de la fac, qui aurait pu être sa fille. Je l’ai mis dehors sans un mot de plus. Les premiers mois ont été un enfer : solitude, regards en coin des voisins, les amis qui choisissent leur camp. Mais j’ai tenu bon. Pour Camille, surtout. Elle avait quinze ans, elle avait besoin de moi.
Les années ont passé. J’ai repris mon travail de prof de lettres au lycée de la ville, j’ai retrouvé des amies, j’ai appris à vivre seule. Camille s’est mariée avec Julien, un garçon bien, un peu effacé, mais gentil. Ils ont emménagé chez moi pour économiser, puis ont trouvé un petit appartement à deux rues. Je pensais que le plus dur était derrière moi.
Et puis Pierre est arrivé. Pierre, c’est le frère d’une collègue, veuf depuis cinq ans, la soixantaine élégante, le sourire facile. On s’est croisés à un dîner, il m’a fait rire, il m’a écoutée. J’ai cru que je n’étais plus capable d’aimer, mais il a su me rassurer, me redonner confiance. Petit à petit, il a pris sa place dans ma vie. Dîners, balades, weekends à la mer. Je me suis surprise à rêver à nouveau.
Mais il y a un mois, Pierre m’a demandé de l’épouser. J’aurais dû être heureuse, mais il y avait une condition : sa mère, Madame Lefèvre, 87 ans, ne peut plus vivre seule. Pierre veut qu’on s’installe tous ensemble, dans sa grande maison à Tours. « Elle est gentille, tu verras, elle ne veut pas déranger », m’a-t-il dit, les yeux brillants d’espoir. Mais moi, j’ai senti la panique monter.
Je me suis revue, jeune mariée, à devoir composer avec ma propre belle-mère, Madame Dubois, qui venait chez nous tous les dimanches, critiquait ma cuisine, mes choix d’éducation, ma façon de m’habiller. J’ai souffert en silence, pour Thomas, pour la paix du foyer. Aujourd’hui, à 54 ans, je n’ai plus envie de me sacrifier.
J’ai tenté d’en parler à Pierre, timidement :
— Tu crois vraiment que c’est possible ? Je veux dire… vivre avec ta mère ?
Il a souri, m’a pris la main :
— Elle est vieille, elle a besoin de nous. Et puis, on aura de l’espace. Tu verras, ça ira.
Mais moi, je n’arrive pas à me convaincre. Je me sens égoïste. Camille me pousse à accepter :
— Maman, tu as droit au bonheur ! Pierre t’aime, il ne faut pas tout gâcher pour une vieille dame !
Mais elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que c’est, de s’effacer pour les autres, de mettre ses envies de côté.
Les semaines passent, et je me sens prise au piège. Pierre commence à s’impatienter. Il m’a invitée à dîner chez lui, avec sa mère. Madame Lefèvre m’a accueillie avec un sourire pincé :
— Vous savez, à mon âge, on n’a plus beaucoup de plaisir… Mais j’espère que vous saurez rendre mon fils heureux.
J’ai senti une boule dans ma gorge. Toute la soirée, elle a parlé de ses rhumatismes, de ses souvenirs d’Algérie, de ses petits-enfants qui ne viennent jamais la voir. Pierre me lançait des regards complices, mais moi, je me sentais étrangère.
De retour chez moi, j’ai pleuré. J’ai repensé à Thomas, à tout ce que j’avais enduré pour sauver les apparences. Est-ce que je dois recommencer ? Est-ce que l’amour vaut ce sacrifice ?
Le lendemain, au lycée, j’ai croisé Hélène, ma collègue et amie :
— Tu as l’air fatiguée, Anne. Ça ne va pas ?
Je lui ai tout raconté. Elle a haussé les épaules :
— Tu sais, à notre âge, on a le droit de penser à soi. Si tu n’en as pas envie, dis-le. Pierre comprendra… ou pas. Mais ce n’est pas à toi de porter tout le poids du monde.
Mais comment dire non à Pierre ? Comment expliquer à Camille que je ne veux plus me sacrifier ? Comment affronter la solitude si je refuse cette chance ?
Hier soir, Pierre est venu me voir. Il avait l’air triste, fatigué.
— Anne, je t’aime. Mais je ne peux pas abandonner ma mère. Je comprends que ce soit difficile pour toi… Mais il faut que tu choisisses.
J’ai senti mon cœur se serrer. J’ai pensé à toutes ces femmes qui, comme moi, se retrouvent à devoir choisir entre leur bonheur et celui des autres. Est-ce qu’on a vraiment le droit d’être égoïste ? Est-ce que l’amour peut survivre à ce genre de compromis ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on doit tout accepter par amour, même au prix de sa liberté ?