« Ce cadeau empoisonné : l’appartement de ma fille »

« Tu pourrais prévenir avant de venir, maman. » La voix de Camille claque dans l’entrée, froide comme un matin de novembre à Lyon. Je reste figée, les clés encore dans la main, le cœur battant trop fort. Je n’ai pas frappé, c’est vrai. Mais c’est chez moi, enfin… c’était chez moi. Cet appartement sent encore la cire d’abeille de ma mère, les rideaux que j’ai choisis avec elle, les souvenirs accrochés aux murs. J’ai voulu offrir tout cela à ma fille, pensant lui donner un abri, un bout de notre histoire. Mais aujourd’hui, je me sens comme une intruse.

Je me souviens du jour où nous avons remis les clés à Camille. Elle pleurait de joie, son compagnon Thomas la serrait contre lui. « Merci, maman, c’est inespéré… » J’avais cru voir dans ses yeux la reconnaissance, la promesse d’une complicité retrouvée après ces années où elle s’était éloignée pour ses études à Grenoble, puis pour son travail à Paris. Nous avions tout repeint ensemble, choisi les meubles chez Conforama, ri en montant le canapé qui ne passait pas la porte.

Mais très vite, quelque chose a changé. Les invitations se sont faites rares. Les coups de fil aussi. Je me suis surprise à attendre un message, une photo du salon réaménagé, une question sur la recette du gratin dauphinois de ma mère. Rien. Un silence épais s’est installé entre nous.

Un dimanche, j’ai proposé de passer prendre le café. Camille a hésité : « On n’est pas trop dispo… On a des amis qui viennent. Une autre fois ? » J’ai senti la gêne dans sa voix. J’ai raccroché en prétextant une course urgente.

Mon mari, Jean-Luc, m’a regardée sans rien dire. Il a toujours été plus réservé avec Camille depuis qu’elle a quitté la maison. « Elle fait sa vie, laisse-la respirer », dit-il souvent. Mais moi, je n’arrive pas à couper ce fil invisible qui me relie à elle, à cet appartement qui était mon refuge d’enfant, puis mon port d’adulte quand la vie tanguait.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres de notre pavillon à Villeurbanne, j’ai craqué. J’ai pris la voiture et je suis allée devant l’immeuble. Les lumières étaient allumées au troisième étage. J’ai vu des ombres bouger derrière les rideaux. J’ai eu envie de monter, de frapper à la porte comme avant, d’entrer sans prévenir et de sentir l’odeur du café chaud.

Mais je suis restée dans la voiture, les mains crispées sur le volant. J’ai compris que quelque chose s’était brisé.

Quelques semaines plus tard, Camille m’a appelée : « Maman, tu pourrais éviter de donner ton avis sur la déco à mes amis ? Ils trouvent ça déplacé… Et puis, tu sais, cet appartement… c’est chez moi maintenant. » Sa voix tremblait un peu. J’ai senti la colère monter en moi : « Tu oublies un peu vite d’où il vient, cet appartement ! Tu crois que c’est facile pour moi ? C’était chez mes parents ! Chez moi ! » Silence. Puis elle a raccroché.

Depuis ce jour-là, nos échanges sont devenus mécaniques. Des textos pour Noël, un appel rapide pour mon anniversaire. Je n’ose plus proposer de venir. Jean-Luc me dit que je dois tourner la page : « On lui a donné ce qu’on pouvait. Maintenant il faut accepter qu’elle vole de ses propres ailes. » Mais comment accepter que ce cadeau d’amour soit devenu un mur entre nous ?

Je repense souvent à ma mère, à ses mains ridées qui caressaient la table en bois du salon. Elle disait toujours : « On ne possède jamais rien vraiment, on transmet seulement. » Je croyais avoir compris cette leçon. Mais aujourd’hui je doute.

Un soir d’été, alors que je rangeais des photos dans le grenier, je suis tombée sur une lettre de ma mère : « Ma chérie, n’oublie jamais que l’amour ne se mesure pas aux objets qu’on laisse derrière soi mais aux souvenirs qu’on construit ensemble. » J’ai pleuré longtemps ce soir-là.

Il y a quelques jours, Camille m’a envoyé un message : « On attend un bébé… Tu seras mamie en décembre. » Mon cœur s’est serré d’espoir et d’angoisse mêlés. Vais-je être invitée dans cette nouvelle vie ? Ou resterai-je derrière la porte, étrangère à mon propre héritage ?

Est-ce qu’on peut vraiment offrir le passé sans perdre le présent ? Est-ce que donner trop n’est pas parfois une façon de tout perdre ? Qu’en pensez-vous ?