Je ne suis pas que maman – Chronique d’une renaissance douloureuse

« Tu pourrais au moins essayer de sourire, non ? » La voix de Guillaume résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, Paris s’éveille sous une pluie fine, mais à l’intérieur, tout semble figé. Je voudrais lui répondre, hurler même, mais aucun son ne sort. Depuis la naissance de Paul, il y a six mois, j’ai l’impression d’être devenue invisible, une ombre qui traverse l’appartement, qui nourrit, lave, berce, mais qui n’existe plus vraiment.

Avant, j’étais Camille. J’aimais mon travail à la médiathèque du quartier, les soirées entre amis, les balades sur les quais. J’étais drôle, pleine d’idées, amoureuse. Aujourd’hui, je suis « maman ». Juste maman. Et Guillaume, lui, est devenu un étranger. Il rentre tard, s’enferme dans le bureau, soupire quand Paul pleure. Parfois, je le surprends à me regarder comme si j’étais un meuble déplacé, encombrant. « Tu dramatises tout », m’a-t-il lancé la semaine dernière quand j’ai osé lui dire que je me sentais seule.

La nuit, Paul se réveille toutes les deux heures. Je me lève, je le berce, je pleure en silence. J’ai mal partout, je ne dors plus, je ne me reconnais plus dans le miroir. Ma mère, au téléphone, répète : « Tu verras, ça passe. C’est ça, être mère. » Mais moi, je ne veux pas que ça passe. Je veux comprendre pourquoi je me sens si vide, pourquoi Guillaume ne me touche plus, pourquoi mes amies ne m’appellent plus.

Un matin, alors que je tente de calmer Paul qui hurle depuis une heure, Guillaume surgit dans la chambre. « Tu ne sais vraiment pas t’y prendre ! » Il attrape le bébé, me repousse. Je m’effondre sur le lit, incapable de bouger. J’ai envie de disparaître. Plus tard, il s’excuse à peine, marmonne qu’il est fatigué lui aussi. Mais je sens que quelque chose s’est brisé entre nous.

Je décide d’aller voir une psychologue à la PMI du quartier. Dans la salle d’attente, entourée d’autres mères épuisées, je me sens moins seule. La psychologue, Madame Lefèvre, m’écoute sans juger. Je lui parle de la fatigue, de la colère, de la honte aussi. « Vous avez le droit d’exister en dehors de votre rôle de mère », me dit-elle doucement. Ces mots me bouleversent. Je rentre chez moi avec une lueur d’espoir.

Mais le quotidien reprend vite le dessus. Guillaume ne comprend pas mes démarches. « Tu veux qu’on te prescrive des cachets, c’est ça ? » ironise-t-il. Je me tais. Je commence à écrire dans un carnet, la nuit, quand tout le monde dort. J’y déverse ma tristesse, mes souvenirs d’avant, mes rêves oubliés. J’y écris aussi ma colère contre cette société qui glorifie la maternité mais laisse les femmes seules face à leurs doutes.

Un soir, ma meilleure amie, Sophie, m’appelle enfin. Elle sent que je ne vais pas bien. On se retrouve dans un café, Paul endormi dans la poussette. Je craque, je lui dis tout. Elle me serre la main, me promet qu’elle sera là. Ce soir-là, je rentre un peu plus légère.

Mais à la maison, Guillaume m’attend, furieux. « Tu préfères sortir plutôt que t’occuper de ton fils ? » Je sens la colère monter. Pour la première fois, je lui réponds : « J’ai besoin d’exister aussi. » Il claque la porte du salon. Paul se réveille en pleurant. Je le prends dans mes bras, je lui murmure que tout ira bien, même si je n’en suis pas sûre.

Les semaines passent. Je continue la thérapie, j’ose demander de l’aide à ma belle-mère pour garder Paul une après-midi par semaine. Je retourne à la médiathèque, d’abord comme bénévole. Je retrouve peu à peu le goût des livres, des discussions, des sourires échangés. Je me sens revivre, même si la fatigue est toujours là.

Guillaume s’éloigne. Il ne comprend pas mon besoin d’air. Un soir, il me dit : « Je ne te reconnais plus. » Je lui réponds : « Moi non plus. Mais je crois que c’est une bonne chose. » Il part dormir sur le canapé. Je pleure, mais je sais que je fais ce qu’il faut pour moi.

Un matin, alors que je prépare le biberon de Paul, je me regarde dans la glace de la cuisine. Je vois mes cernes, mes cheveux en bataille, mais aussi une lueur nouvelle dans mes yeux. Je ne suis pas guérie, mais je suis en chemin. Je ne suis pas que maman. Je suis Camille, une femme, une amie, une amoureuse peut-être à nouveau un jour.

Parfois, la nuit, je me demande : combien de femmes vivent ce que je vis, en silence ? Pourquoi est-ce si difficile d’oser dire qu’on souffre, qu’on a besoin d’aide ? Est-ce qu’on peut vraiment retrouver sa dignité et sa joie quand on a l’impression de s’être perdue ?