Mon fils, mon silence : Chronique d’une mère oubliée
« Paul, décroche… s’il te plaît, décroche… »
La sonnerie résonne dans mon petit appartement de Tours, puis le silence retombe, lourd comme une chape de plomb. Je fixe l’écran de mon téléphone, le cœur battant trop fort pour mon âge. Encore une fois, il n’a pas répondu. Encore une fois, je me retrouve seule face à ce mur invisible qui s’est dressé entre nous depuis qu’il est parti.
Je n’ai jamais été de ces mères possessives qui étouffent leurs enfants. J’ai élevé Paul seule, après que son père nous a quittés pour refaire sa vie à Bordeaux. J’ai tout donné pour que mon fils ait une enfance heureuse, qu’il puisse rêver plus loin que nos fins de mois difficiles. Il était mon soleil, mon moteur. Quand il a eu son diplôme d’ingénieur à Polytech Tours avec mention, j’ai pleuré de fierté devant toute la famille. « Tu as réussi, mon fils », lui ai-je dit en l’embrassant.
Quand il m’a présenté Camille, une jeune femme pétillante rencontrée à la fac, j’ai cru que la vie me souriait enfin. Elle était gentille, attentionnée, toujours un mot doux pour moi. Nous avons partagé tant de repas, de rires… Je me souviens encore de ce dimanche où ils sont venus m’annoncer qu’ils partaient s’installer à Bruxelles. Paul avait trouvé un poste dans une grande entreprise d’énergies renouvelables. J’ai souri, j’ai félicité, j’ai même organisé un dîner d’adieu. Mais au fond de moi, une petite voix murmurait déjà : « Et toi, Hélène ? Que vas-tu devenir ? »
Au début, tout allait bien. Paul m’appelait chaque semaine, m’envoyait des photos de leur nouvel appartement, des balades dans les parcs bruxellois. Camille me parlait aussi, me demandait des recettes françaises pour épater ses collègues belges. Mais peu à peu, les appels se sont espacés. Les messages sont devenus plus courts, plus rares. « Désolé Maman, beaucoup de boulot », « On te rappelle plus tard », « On est fatigués ce soir »…
Un soir d’hiver, après trois semaines sans nouvelles, j’ai craqué. J’ai appelé Paul en pleurant :
— Paul… tu m’oublies ?
— Mais non Maman ! Tu exagères… On a juste beaucoup à faire.
— Tu pourrais au moins répondre à mes messages…
— Camille trouve que tu es trop présente. Elle dit que tu nous laisses pas respirer.
J’ai senti un coup de poignard dans la poitrine. Moi ? Trop présente ? Je ne faisais qu’appeler une fois par semaine !
Depuis ce jour-là, tout a empiré. Je n’ose plus appeler Camille ; elle ne répond jamais. Paul décroche rarement et quand il le fait, il est pressé :
— Oui Maman ?
— Ça va mon chéri ?
— Oui oui… Je dois filer là.
Parfois je me demande si je n’ai pas tout raté. Est-ce ma faute ? Ai-je été trop envahissante sans m’en rendre compte ? Ou bien est-ce Camille qui veut m’effacer de leur vie ?
La solitude me ronge. Mes amies du club de lecture ont toutes leurs enfants près d’elles ; elles se voient le dimanche, partent en vacances ensemble. Moi je reste là, à tourner en rond dans mon salon, à regarder les photos jaunies de Paul enfant.
Un jour, j’ai décidé d’aller les voir à Bruxelles sans prévenir. J’avais économisé sur ma petite retraite pour acheter un billet de train. Arrivée devant leur immeuble moderne, j’ai attendu qu’ils rentrent du travail. Quand ils m’ont vue sur le trottoir avec ma valise, Paul a eu un air gêné.
— Maman… tu aurais pu prévenir !
— Je voulais vous faire une surprise…
— On n’a pas vraiment le temps en ce moment…
Camille a soupiré et m’a lancé un regard froid.
Le week-end a été un désastre. Ils étaient absents presque tout le temps sous prétexte d’un séminaire et d’un anniversaire chez des amis. Je suis restée seule dans leur appartement impersonnel, à regarder la pluie tomber sur les toits gris de Bruxelles.
Le dimanche soir, Paul m’a raccompagnée à la gare.
— Tu sais Maman… Il faut que tu comprennes qu’on a notre vie maintenant.
— Et moi alors ? Je ne fais plus partie de ta vie ?
— Si… mais différemment.
J’ai pleuré tout le trajet du retour.
Depuis ce jour-là, je n’ose plus appeler. J’attends un signe qui ne vient pas. Parfois je me dis que c’est la vie : les enfants partent et les parents restent seuls. Mais parfois aussi je ressens une colère sourde contre cette société qui pousse les jeunes à partir loin pour réussir, qui oublie ceux qui restent derrière.
Hier encore, j’ai vu sur Facebook une photo de Paul et Camille en vacances en Provence. Ils n’ont même pas pensé à passer me voir.
Suis-je la seule à vivre ça ? Est-ce normal d’être oubliée par son propre enfant ? Ou bien ai-je commis une erreur quelque part ?
Dites-moi… Est-ce que l’amour maternel finit toujours par être puni par l’indifférence ?