Sofa « Rêverie » – Chronique d’un amour effiloché

— Tu ne comprends jamais rien, Marc ! hurlais-je, la voix brisée, alors que je m’effondrais sur la vieille sofa « Rêverie ». Le tissu râpé sous mes doigts, je sentais mon cœur battre à tout rompre, comme si chaque mot prononcé risquait de faire exploser ce qui nous restait. Marc, debout devant la fenêtre entrouverte, fixait la rue de notre petit appartement à Nantes, les épaules voûtées, incapable de soutenir mon regard.

C’est ici, sur cette sofa couleur crème, que tout avait commencé. Je me souviens encore de la première fois où nous l’avons vue, dans ce magasin d’ameublement près de la place Royale. J’avais ri en lisant son nom : « Rêverie ». Marc m’avait prise par la main : « C’est un signe, non ? On va y rêver toute notre vie. » J’y avais cru. J’avais cru à la promesse d’un bonheur simple, à deux, loin des tempêtes de nos familles respectives, loin des attentes étouffantes de ma mère, Monique, qui n’a jamais accepté que je quitte Paris pour suivre un homme « sans avenir ».

Les premiers mois, tout était doux. Les soirées à refaire le monde, nos jambes entremêlées sur la sofa, les éclats de rire, les confidences murmurées à la lumière tamisée. Marc rêvait d’ouvrir un petit atelier de menuiserie, moi d’écrire un roman. On se promettait de ne jamais devenir comme nos parents, prisonniers d’une routine grise. Mais la vie, sournoise, s’est infiltrée dans nos rêves. Les factures s’accumulaient, Marc rentrait tard de l’usine, épuisé, et moi, je passais mes journées à envoyer des CV, à essuyer des refus, à douter de moi.

Un soir, alors que je relisais pour la centième fois une lettre de refus d’un éditeur, Marc s’est assis à côté de moi. Il a posé sa main sur la mienne, mais j’ai senti la distance. « On s’est perdus, non ? » ai-je murmuré. Il n’a rien répondu. Le silence s’est installé, épais, pesant, seulement troublé par les bruits de la rue.

La famille n’a rien arrangé. Ma mère appelait chaque dimanche, pour me rappeler que j’aurais pu « mieux choisir ». Marc, lui, subissait les remarques acides de son père, Gérard, qui ne comprenait pas pourquoi il s’acharnait à vouloir « créer du beau » alors qu’il fallait « gagner sa vie ». Les repas de famille étaient devenus des champs de bataille silencieux, où chaque mot pouvait blesser plus qu’un coup de couteau.

La sofa « Rêverie » était devenue notre refuge, mais aussi le témoin muet de nos disputes. Un soir d’hiver, alors que la pluie martelait les vitres, j’ai explosé : « Tu ne me regardes plus, Marc ! On dirait deux étrangers. » Il a haussé les épaules : « Et toi, tu passes ton temps à regretter Paris. »

Je me suis levée, furieuse, et j’ai claqué la porte de la chambre. J’ai entendu Marc s’effondrer sur la sofa, comme s’il portait tout le poids du monde. Cette nuit-là, j’ai pleuré en silence, me demandant comment on en était arrivés là.

Le lendemain, j’ai trouvé Marc assis, les yeux rouges, une tasse de café froid à la main. Il a murmuré : « On devrait peut-être vendre la sofa. Elle nous rappelle trop ce qu’on n’a plus. » J’ai senti mon cœur se serrer. Vendre la « Rêverie », c’était admettre que nos rêves étaient morts.

Mais la vie continue, implacable. J’ai fini par trouver un petit boulot dans une librairie du centre-ville. Marc a accepté un poste de chef d’équipe à l’usine, renonçant à son atelier. On a arrêté de parler de nos rêves. On s’est contentés de survivre, côte à côte, sans vraiment se toucher. La sofa, elle, grinçait sous nos silences, témoin de notre lente dérive.

Un soir, alors que je rentrais tard, j’ai trouvé Marc assis dans le noir, la tête entre les mains. Il a levé les yeux vers moi : « Tu crois qu’on s’aime encore ? » J’ai senti les larmes monter. « Je ne sais pas, Marc. Je ne sais plus. »

On a passé la nuit à parler, à se reprocher nos renoncements, nos peurs, nos lâchetés. On a pleuré, crié, ri même, en se souvenant de nos débuts. Mais au matin, rien n’avait changé. La routine avait gagné.

Aujourd’hui, la sofa « Rêverie » trône toujours dans notre salon. Elle porte les traces de nos vies, les taches de vin, les accros du chat, les plis de nos corps fatigués. Parfois, je m’y assois seule, je ferme les yeux et je me demande : est-ce que l’amour peut survivre à la réalité ? Est-ce qu’on peut encore rêver, quand tout autour de nous s’effondre ?

Et vous, qu’est-ce qui reste de vos rêves quand la vie vous rattrape ? Peut-on vraiment sauver l’amour, ou faut-il apprendre à le laisser partir ?