La faim de l’autre côté du mur : souvenirs d’une enfance en silence
— Tu as encore donné du pain à Camille ?
La voix de mon père résonne dans le couloir, sèche, presque tranchante. Je retiens mon souffle derrière la porte de ma chambre, le cœur battant. Maman ne répond pas tout de suite. J’imagine son regard baissé, ses mains serrées sur le torchon.
— Elle avait faim, murmure-t-elle enfin.
Je ferme les yeux. J’ai huit ans et je comprends déjà que la faim n’est pas seulement une question de ventre vide. C’est un silence qui s’installe entre les murs, une gêne qui flotte dans l’air du palier. Camille habite l’appartement d’à côté avec sa mère, une femme que je croise rarement et qui ne sourit jamais. Leur porte est toujours fermée, sauf quand Camille vient timidement frapper chez nous à l’heure du goûter.
Un jour, alors que je rentrais de l’école, j’ai surpris une conversation entre ma mère et Madame Lefèvre, la concierge :
— Vous savez, la petite Camille… Je crois qu’ils n’ont plus rien à manger depuis deux jours.
— Mais son père ?
— Parti. Depuis des mois. Plus de nouvelles.
J’ai senti un poids dans ma poitrine. Le soir même, j’ai vu maman glisser discrètement un sachet de pommes dans le sac à dos de Camille. Mon père a détourné les yeux, comme s’il n’avait rien vu.
À l’école, Camille était silencieuse. Elle ne participait jamais aux jeux dans la cour. Un jour, je l’ai invitée à mon anniversaire. Elle est venue, mais n’a touché ni au gâteau ni aux bonbons. Elle regardait les autres enfants avec une sorte d’envie douloureuse. Après la fête, elle m’a remercié d’une voix si basse que j’ai eu du mal à l’entendre.
Les mois ont passé. L’hiver est arrivé, rude cette année-là. J’entendais parfois des cris étouffés derrière la cloison fine qui séparait nos appartements. Ma mère me disait de ne pas écouter, que ce n’était pas nos affaires. Mais comment détourner l’oreille quand la détresse s’invite si près ?
Un soir, alors que je faisais mes devoirs, j’ai entendu un bruit sourd suivi d’un sanglot. J’ai couru prévenir maman. Elle a hésité, puis a frappé à la porte de Camille. Personne n’a ouvert. Le lendemain matin, on a appris que sa mère avait été hospitalisée pour une crise de nerfs. Camille a été confiée à sa tante à la campagne.
L’appartement d’à côté est resté vide pendant des semaines. Je passais devant chaque jour en allant à l’école, espérant voir revenir le visage pâle de Camille derrière la fenêtre sale. Mais elle n’est jamais revenue.
Les années ont passé. J’ai grandi avec ce souvenir collé au cœur : celui d’une enfant affamée et d’un silence collectif trop lourd à porter. À chaque Noël, quand ma famille se réunit autour d’une table garnie, je pense à Camille et à tous ceux dont on détourne le regard.
Un jour, adulte, j’ai croisé par hasard Madame Lefèvre dans la rue.
— Vous vous souvenez de la petite Camille ? ai-je demandé.
Elle a hoché la tête tristement :
— On n’a jamais vraiment su ce qu’elle était devenue…
Ce soir-là, j’ai longuement regardé mon reflet dans la vitre du salon. Pourquoi personne n’a-t-il rien dit ? Pourquoi avons-nous tous préféré le confort du silence à l’inconfort de la vérité ?
Je repense souvent à cette époque et je me demande : aurais-je pu faire plus ? Aurions-nous pu changer le destin de Camille si nous avions osé parler ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Le silence protège-t-il vraiment ou nous rend-il complices ?