Entre deux mondes : Ma belle-mère habite chez nous, même si elle n’y vit pas

« Tu as encore oublié d’acheter le pain complet pour maman ? » La voix de Vincent claque dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du réfrigérateur, le cœur battant. Il ne me regarde même pas. Il tapote nerveusement sur son téléphone, sûrement en train de répondre à un autre message de Monique, sa mère. Je respire profondément, tentant de ravaler les mots qui me brûlent la gorge.

Depuis trois ans, Monique n’habite pas sous notre toit, mais elle est partout : dans nos conversations, nos disputes, nos silences. Elle appelle Vincent chaque matin à sept heures précises, puis à midi, puis le soir. Elle lui raconte ses insomnies, ses douleurs au dos, ses inquiétudes pour le chat, ses souvenirs d’enfance. Et Vincent écoute. Toujours. Il s’inquiète, il promet de passer la voir, il me demande de préparer des plats qu’elle aime ou d’aller chercher ses médicaments à la pharmacie du quartier.

Au début, j’ai compris. Monique est veuve depuis cinq ans. Elle vit seule dans son appartement à Montrouge. Je me suis dit que c’était normal que Vincent prenne soin d’elle. Mais peu à peu, j’ai eu l’impression de disparaître. Nos soirées en amoureux sont devenues rares ; nos conversations tournent autour de ses problèmes à elle. Même nos vacances sont planifiées en fonction de ses besoins : « On ne peut pas partir trop loin au cas où maman aurait un souci », répète Vincent.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que je préparais une soupe pour nous deux, Vincent a reçu un appel paniqué : « Maman a glissé dans la salle de bain ! » Il a sauté dans sa voiture sans même finir sa phrase. Je suis restée seule devant deux bols fumants. Ce soir-là, j’ai compris que je n’étais plus la priorité.

Les semaines ont passé et la tension s’est installée comme une brume épaisse dans notre appartement du 14ème arrondissement. Monique n’a jamais été méchante avec moi, mais elle sait manier l’art du reproche déguisé : « Irène, tu sais que Vincent préfère le gratin dauphinois comme je le faisais ? » ou « Tu as pensé à repasser ses chemises ? Il aime quand c’est bien fait… »

Un dimanche après-midi, alors que je tentais de lire sur le canapé, Vincent est venu s’asseoir près de moi. Il avait l’air fatigué.
— Tu pourrais faire un effort avec maman… Elle se sent seule.
Je l’ai regardé, sidérée.
— Et moi ? Tu crois que je ne me sens pas seule parfois ?
Il a soupiré et s’est levé sans répondre.

J’ai commencé à me demander si c’était moi le problème. Peut-être que je n’étais pas assez patiente, pas assez attentive. J’ai essayé d’organiser des déjeuners familiaux, d’appeler Monique plus souvent. Mais rien n’y faisait : elle restait le centre du monde de Vincent.

Un soir, alors que je rentrais tard du travail – j’enseigne le français dans un collège difficile – j’ai trouvé Monique assise dans notre salon. Elle avait les yeux rouges.
— J’ai eu peur toute seule chez moi… Vincent m’a dit de venir ici.
J’ai préparé du thé et nous avons parlé longtemps. Pour la première fois, elle m’a confié sa peur de vieillir seule, son sentiment d’être inutile depuis la mort de son mari. J’ai ressenti une vague de compassion mêlée à une colère sourde : pourquoi devais-je porter tout cela sur mes épaules ?

Les mois ont passé et la situation n’a fait qu’empirer. Vincent a commencé à dormir chez sa mère certains soirs « pour la rassurer ». Je me suis retrouvée à dîner seule plus souvent qu’à deux. Mes amies me disaient de poser des limites, mais comment faire sans passer pour la méchante ?

Un samedi matin, alors que je faisais le marché sur la place d’Alésia, j’ai croisé Claire, une ancienne collègue.
— Tu as l’air épuisée…
Je lui ai tout raconté en pleurant devant l’étal de fromages. Elle m’a serrée dans ses bras et m’a dit :
— Tu as le droit d’exister aussi, Irène.

Cette phrase a résonné en moi toute la journée. Le soir même, j’ai attendu Vincent dans le salon.
— Il faut qu’on parle.
Il s’est assis en face de moi, l’air inquiet.
— Je t’aime, Vincent. Mais je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin d’exister dans notre couple…
Il a baissé les yeux.
— Je sais… Mais je ne peux pas abandonner maman.
— Je ne te demande pas de l’abandonner. Mais j’ai besoin que tu sois là pour moi aussi.

Le silence s’est installé entre nous comme un mur infranchissable. Depuis cette conversation, rien n’a vraiment changé. Monique continue d’occuper tout l’espace entre nous. Parfois je me demande si je dois partir pour me retrouver moi-même.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans jamais poser de limites ? Jusqu’où doit-on aller pour préserver la paix familiale ?