L’argent peut-il briser le sang ?

— Tu ne comprends donc jamais rien, Élodie ! Ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est toujours moi qui dois tout gérer !

La voix de Camille résonne encore dans le couloir du vieux pavillon de nos parents, ce même couloir où, enfants, nous jouions à cache-cache. Je serre la facture d’électricité entre mes doigts tremblants. 312 euros. Une somme qui, en apparence, n’est rien face à vingt-cinq ans de souvenirs partagés. Mais aujourd’hui, elle est devenue le symbole de tout ce qui nous sépare.

Je me revois, il y a quelques semaines, assise à la table de la cuisine, le café refroidi devant moi. Camille arrive en retard, comme toujours. Elle pose son sac sur la chaise, soupire, et sans même un bonjour, lance :

— Il faut qu’on parle des factures. Je ne peux pas continuer à payer plus que toi.

Je sens la colère monter. Depuis la mort de Maman, c’est moi qui gère les papiers, les rendez-vous avec le notaire, les réparations de la toiture. Camille habite à Lyon, moi à Dijon. Elle ne vient que pour les vacances ou quand il y a un problème. Mais pour l’argent, elle est toujours présente.

— Tu crois que je ne fais rien ? Que je profite ? Tu sais très bien que je n’ai pas ton salaire, Camille.

Elle lève les yeux au ciel. Je reconnais ce geste, celui qu’elle faisait déjà adolescente quand je lui piquais ses vêtements sans demander. Mais aujourd’hui, il me blesse plus qu’il ne m’agace.

— Ce n’est pas une question de salaire. C’est une question d’équité.

Le mot claque comme un fouet. Équité. Depuis quand pesons-nous notre amour à l’aune des centimes ?

La dispute éclate. Les mots dépassent nos pensées. On se jette à la figure des reproches vieux de dix ans : « Tu as toujours été la préférée de Papa », « Tu ne m’as jamais soutenue quand j’ai divorcé », « Tu ne comprends rien à ma vie »…

Quand elle claque la porte derrière elle, je reste seule avec le silence et la honte. Je relis la facture. Je pense à Maman, à son rire dans la cuisine, à ses mains qui nous séparaient quand on se chamaillait pour une bricole. Que penserait-elle de nous aujourd’hui ?

Les jours passent. Je dors mal. Je repense à notre enfance dans cette maison : les après-midis d’été à jouer dans le jardin, les Noëls où on se serrait toutes les deux sous la couette pour écouter les histoires de Papa. Comment avons-nous pu en arriver là ?

Un soir, mon fils Paul me demande :

— Pourquoi tu es triste, Maman ?

Je bafouille une excuse. Comment expliquer à un enfant que l’amour entre sœurs peut se fissurer pour une histoire d’argent ?

Camille ne répond plus à mes messages. Je me sens coupable mais aussi en colère. Pourquoi doit-elle toujours tout ramener à l’argent ? Mais au fond, je sais que ce n’est pas que ça. Il y a tout ce qu’on n’a jamais dit, tous ces petits ressentiments accumulés au fil des ans.

Un samedi matin, je reçois une lettre manuscrite. L’écriture de Camille. Mon cœur bat plus vite.

« Élodie,
Je suis désolée pour l’autre jour. J’ai été dure avec toi. Ce n’est pas juste une question de factures ou d’argent. Je crois que j’ai peur de perdre ce qui nous reste de famille… J’ai l’impression que tout s’effrite depuis que Maman est partie.
Je t’aime.
Camille »

Je relis la lettre plusieurs fois. Les larmes me montent aux yeux. Je prends mon téléphone et compose son numéro.

— Camille…
— Oui…
— On peut se voir ? Pas pour parler d’argent. Juste… pour nous.

Le lendemain, on se retrouve au parc où Maman nous emmenait petites. On marche en silence d’abord, puis on parle. De tout sauf des factures. De nos enfants, de nos peurs, de nos souvenirs.

À la fin, Camille me prend la main.

— On trouvera une solution pour la maison et les factures. Mais je ne veux pas te perdre pour ça.

Je souris à travers mes larmes.

Aujourd’hui encore, rien n’est vraiment réglé sur le plan matériel. Mais j’ai compris que derrière chaque dispute d’argent se cachent des blessures plus profondes — le manque, la peur de l’abandon, le besoin d’être reconnue par l’autre.

Est-ce que l’argent peut vraiment détruire une famille ? Ou est-ce juste un prétexte pour dire enfin ce qu’on n’ose pas avouer ? Et vous… avez-vous déjà vécu ce genre de conflit avec un proche ?