Entre l’amour et la douleur : le retour de ma fille
« Tu ne comprends rien, maman ! »
La porte claque si fort que les verres tremblent dans le buffet. Je reste figée dans la cuisine, le torchon à la main, le cœur battant à tout rompre. Camille vient de partir, encore une fois, emportant avec elle sa colère et mon impuissance. Depuis des années, nos échanges ressemblent à des champs de bataille. Je voudrais tant la protéger du monde, de ses propres excès, mais elle refuse tout ce qui ressemble à un conseil.
Camille est née un matin de janvier, sous la neige. Dès ses premiers cris, j’ai su qu’elle ne serait pas une enfant facile. À trois ans déjà, elle refusait de mettre son bonnet pour aller à la maternelle. « Je ne suis pas un bébé ! » lançait-elle en croisant les bras. Plus tard, à l’adolescence, c’était pire : chaque règle devenait une provocation, chaque recommandation un affront. « Arrête de vouloir tout contrôler ! » me hurlait-elle alors que je lui demandais simplement de rentrer avant minuit.
Son père, François, essayait parfois d’intervenir. Mais il n’avait pas cette patience que j’ai toujours cru indispensable pour élever une fille comme Camille. Il haussait les épaules : « Laisse-la vivre, elle apprendra par elle-même. » Mais moi, je ne pouvais pas. Je sentais le danger partout : dans ses fréquentations, dans ses choix impulsifs, dans cette façon qu’elle avait de se jeter dans la vie sans filet.
Un soir, il y a deux ans, tout a explosé. Camille venait d’annoncer qu’elle quittait la fac de droit pour partir vivre avec un garçon rencontré sur Internet. Je me suis effondrée : « Tu fais une erreur ! Tu ne le connais même pas ! » Elle a ri, un rire sec et blessant : « Tu n’as jamais cru en moi. Je n’ai pas besoin de ta protection. » Elle a fait sa valise en silence et est partie sans se retourner.
Les mois qui ont suivi ont été un enfer silencieux. François s’est réfugié dans son travail ; moi, je guettais le téléphone, espérant un signe. Rien. J’ai appris par une amie commune que Camille vivait à Lille avec ce garçon, Julien. Elle avait trouvé un petit boulot dans un café et semblait heureuse… du moins en apparence.
Un matin d’octobre, alors que la pluie battait les carreaux, j’ai reçu un message : « Maman, est-ce que je peux passer ? » Mon cœur s’est arrêté. Elle est arrivée le soir même, trempée jusqu’aux os, les yeux cernés et vides. Sans un mot, elle s’est effondrée dans mes bras.
« Il m’a quittée », a-t-elle murmuré entre deux sanglots. « Je n’ai plus rien… »
Je l’ai serrée contre moi comme quand elle était petite. J’aurais voulu lui dire que tout irait bien, mais je savais que ce serait mentir. Elle était brisée, et je ne savais pas comment recoller les morceaux.
Les jours suivants ont été étranges. Camille restait enfermée dans sa chambre d’enfant, celle que j’avais gardée intacte malgré ses protestations d’autrefois. Parfois, je l’entendais pleurer ; parfois, elle restait des heures à fixer le plafond. J’essayais de lui parler, mais elle se fermait comme une huître.
Un soir, alors que je préparais le dîner, elle est entrée dans la cuisine sans bruit.
— Tu crois que je suis ratée ?
Sa voix était si faible que j’ai failli ne pas l’entendre.
— Non, ma chérie… Tu es forte. Tu as juste pris des chemins difficiles.
Elle a haussé les épaules.
— J’ai voulu prouver que je pouvais me débrouiller seule… Mais j’ai tout gâché.
Je me suis approchée d’elle et j’ai pris ses mains dans les miennes.
— On fait tous des erreurs. Ce qui compte, c’est ce qu’on en fait après.
Elle a éclaté en sanglots et s’est blottie contre moi comme lorsqu’elle avait peur du noir.
Les semaines ont passé. Camille a commencé à sortir un peu, à revoir d’anciennes amies du lycée. Elle a même accepté de revoir son père pour un déjeuner dominical — une première depuis des mois. Mais quelque chose s’était brisé entre nous ; une distance invisible s’était installée.
Un soir d’hiver, alors que nous regardions la télévision ensemble — chose rare — elle m’a demandé :
— Pourquoi tu voulais toujours tout contrôler ?
J’ai hésité avant de répondre.
— Parce que j’avais peur… Peur de te perdre, peur que tu souffres comme moi j’ai souffert quand j’étais jeune.
Elle m’a regardée longuement.
— Tu sais… Parfois j’aurais aimé que tu me fasses confiance au lieu de vouloir me protéger à tout prix.
J’ai senti les larmes monter. Peut-être avais-je trop voulu la préserver du monde au point de l’étouffer ?
Aujourd’hui encore, alors que Camille reconstruit sa vie petit à petit — elle a repris ses études en psychologie à l’université de Nantes — je me demande si j’ai bien fait d’être cette mère-louve prête à tout pour protéger son enfant. Ou si j’aurais dû lâcher prise plus tôt…
Est-ce qu’on peut aimer trop fort ? Est-ce qu’à force de vouloir protéger ceux qu’on aime on finit par les blesser ? Qu’en pensez-vous ?