Le prix du rêve : Mon combat pour devenir mère en solo
— Tu es folle, Madeleine ! Cinquante mille euros pour un enfant ? Et toute seule, en plus ?
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. J’étais assise à la table de la cuisine, les mains tremblantes autour de ma tasse de thé. Je venais de lui annoncer que j’avais investi toutes mes économies — cinquante-deux mille euros — dans un parcours de PMA en Espagne, puisque la France n’ouvrait pas encore ses portes aux femmes seules à l’époque. J’avais trente-huit ans, un CDI dans une petite librairie de Saint-Étienne, et une envie viscérale d’être mère à nouveau.
— Maman, tu ne comprends pas… J’ai tout essayé ici. Les démarches, les rendez-vous, les refus. Je ne peux plus attendre. Je veux ce deuxième enfant.
Elle a détourné les yeux, blessée. Mon père, lui, n’a rien dit. Il s’est contenté de soupirer lourdement, comme si mon choix était une trahison envers la famille Lefèvre.
La première fois que j’ai senti le vide, c’était après la séparation avec Paul. Notre fils, Lucas, avait cinq ans. Paul est parti pour une autre femme — une histoire banale — et je me suis retrouvée seule avec Lucas et mes rêves brisés. Mais l’amour maternel ne s’est jamais tari. Au contraire : il a grandi, s’est transformé en une force qui m’a poussée à envisager l’impossible.
Les nuits blanches à calculer les coûts : le don d’ovocytes, les voyages à Barcelone, les médicaments hors de prix… Je me suis privée de vacances, de sorties, j’ai vendu la vieille voiture de mon père. Chaque euro économisé était une victoire silencieuse contre le destin.
— Tu penses à Lucas ? m’a lancé mon frère Julien lors d’un déjeuner familial tendu. Tu vas lui imposer un demi-frère sans père ?
J’ai encaissé le coup. Oui, j’y pensais. Mais je pensais aussi à moi, à ce désir qui me rongeait depuis des années. Pourquoi faudrait-il toujours sacrifier ses rêves pour correspondre aux attentes des autres ?
À Barcelone, tout était différent. Les médecins me parlaient avec respect. J’étais « Madame Lefèvre », pas « la pauvre célibataire ». J’ai pleuré la première fois qu’on m’a dit :
— Vous avez le droit d’être mère, peu importe votre situation.
Le traitement a été long et douloureux. Les piqûres dans le ventre chaque matin, les hormones qui me rendaient irritable et fragile. Et puis l’attente… Cette attente interminable après chaque tentative ratée. Trois fois, j’ai cru tout abandonner.
Un soir d’hiver, alors que Lucas dormait dans sa chambre décorée de posters de footballeurs français, je me suis effondrée sur le carrelage froid de la salle de bain. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je me suis demandé si j’étais égoïste ou simplement courageuse.
Lucas a fini par comprendre que quelque chose se tramait.
— Maman, pourquoi tu es triste ?
Je lui ai caressé les cheveux.
— Parce que parfois, même les mamans ont peur de ne pas y arriver.
Il m’a serrée fort dans ses bras. Ce soir-là, j’ai décidé que je n’abandonnerais pas.
La quatrième tentative a été la bonne. J’ai appris ma grossesse un matin pluvieux de mars. J’ai hurlé de joie dans mon petit appartement HLM. J’ai appelé ma mère qui a pleuré au téléphone — des larmes mêlées d’inquiétude et de fierté.
Les neuf mois suivants ont été un mélange d’euphorie et d’angoisse. Les regards des voisins dans l’ascenseur : « Encore enceinte ? Mais… il n’y a pas d’homme chez elle… » Les collègues qui chuchotaient à la pause café. Même certaines amies se sont éloignées, incapables de comprendre mon choix.
Mais il y avait aussi des moments lumineux : Lucas qui posait sa main sur mon ventre et parlait à son futur petit frère ; ma voisine Madame Dubois qui m’apportait des tartes aux pommes « pour te donner des forces » ; et ce sentiment inouï d’avoir repris le contrôle sur ma vie.
Le jour où Gabriel est né — un matin d’octobre où la pluie battait les vitres — j’ai compris que tout ce chemin valait la peine. J’ai serré mon bébé contre moi, épuisée mais heureuse.
Aujourd’hui, Lucas a dix ans et Gabriel deux ans. Ma famille ne ressemble à aucune autre dans notre quartier populaire de Saint-Étienne. Il y a encore des jugements, des questions gênantes à l’école (« Il est où ton papa ? »), des moments de solitude quand tout semble trop lourd.
Mais il y a surtout l’amour. Un amour immense qui me porte chaque jour.
Parfois je me demande : ai-je eu raison de tout sacrifier pour ce rêve ? Est-ce que la société française est prête à accepter des familles comme la mienne ? Et vous… qu’en pensez-vous ?