Maman, pourquoi tu ne m’as jamais prise dans tes bras ?

— Maman, pourquoi tu ne m’as jamais prise dans tes bras ?
La question est tombée, douce et tranchante à la fois, entre la tarte aux pommes et la théière fumante. J’ai senti mon cœur rater un battement. Ma fille, Camille, la quarantaine bien entamée, deux enfants à elle, me regardait avec une gravité tranquille. Il n’y avait ni reproche ni colère dans sa voix. Juste une attente.
Je suis restée figée, la cuillère suspendue au-dessus de ma tasse. J’ai cru que j’avais mal entendu. Mais non. Camille attendait une réponse.
Le silence s’est installé, lourd, presque palpable. J’ai senti mes mains trembler légèrement. J’ai voulu sourire, détourner la conversation, mais son regard m’a retenue.
— Tu sais… je… je ne sais pas, ai-je murmuré.
Elle a hoché la tête, sans insister. Mais moi, à l’intérieur, j’étais en train de m’effondrer.
Je me suis revue, jeune maman à Lyon dans les années 80, débordée par le travail à l’hôpital, par les courses à faire, les lessives à plier, les factures à payer. Mon mari, François, souvent absent ou enfermé dans son bureau avec ses dossiers de notaire. Je me souviens de Camille bébé, de ses pleurs la nuit, de ma fatigue immense. Je me souviens aussi de ma propre mère, Madeleine, sévère et distante, qui ne m’a jamais embrassée non plus. Chez nous, on ne parlait pas d’amour. On le montrait par le devoir accompli, par la table bien dressée et les vêtements repassés.
Mais ce jour-là, dans ma cuisine aux murs tapissés de souvenirs et d’odeurs d’enfance, j’ai compris que quelque chose m’avait échappé.
— Tu sais, maman n’a jamais été très démonstrative non plus… ai-je tenté d’expliquer.
Camille a souri tristement :
— Je sais. Mais parfois j’aurais aimé… juste un câlin.
J’ai senti une boule monter dans ma gorge. J’aurais voulu lui dire que je l’aimais plus que tout, que chaque chemise repassée était une caresse silencieuse, que chaque repas préparé était une déclaration d’amour muette. Mais je n’ai rien dit. Les mots restaient coincés quelque part entre mon cœur et mes lèvres.
Le soir même, j’ai appelé ma sœur Anne-Marie.
— Tu te souviens si maman nous prenait dans ses bras ? ai-je demandé d’une voix tremblante.
— Jamais ! Tu rigoles ? Chez nous c’était « file te laver les mains » ou « fais tes devoirs ». Pas de bisous ni de câlins… Pourquoi tu demandes ça ?
J’ai soupiré.
— Camille m’a posé la question aujourd’hui. Je crois que ça lui manque…
Anne-Marie a ri doucement :
— On n’a pas été élevées comme ça, c’est tout. Mais tu sais… mes petits-enfants me sautent dessus pour des câlins tout le temps maintenant. Ça fait bizarre au début… mais c’est doux aussi.
J’ai raccroché en me sentant encore plus perdue.
Les jours suivants, la question de Camille m’a obsédée. J’observais les familles dans le parc en bas de chez moi : des mamans qui embrassaient leurs enfants, des papas qui les prenaient sur leurs genoux pour raconter une histoire. Je me suis demandé si j’avais raté quelque chose d’essentiel.
Un dimanche matin, alors que Camille venait déposer ses enfants chez moi pour le week-end, j’ai tenté un geste maladroit : je lui ai effleuré l’épaule en lui disant bonjour. Elle a sursauté légèrement puis m’a souri avec tendresse. J’ai compris que ce n’était pas trop tard. Que même à soixante-cinq ans passés, on pouvait encore apprendre à aimer autrement.
Mais le passé revenait parfois me hanter. Un soir d’hiver, alors que je rangeais de vieilles photos dans le grenier, je suis tombée sur un cliché de moi enfant avec ma mère devant la maison familiale en Bourgogne. Nous étions côte à côte mais séparées par un espace invisible : elle droite comme un piquet, moi les bras ballants le long du corps. J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas seulement pour moi mais pour toutes ces femmes de ma famille qui n’avaient pas su dire « je t’aime ».
Quelques semaines plus tard, Camille est venue dîner avec ses enfants et son mari Paul. L’ambiance était légère jusqu’à ce que Paul lance :
— Dis donc Camille, tu fais toujours autant de câlins à nos petits monstres ! Tu vas finir par les étouffer…
Camille a éclaté de rire :
— Peut-être parce que j’en ai manqué petite !
Un silence gênant s’est installé autour de la table. Paul a voulu plaisanter mais j’ai vu dans les yeux de Camille une tristesse profonde mêlée à une forme de pardon silencieux. J’ai pris une grande inspiration et j’ai posé ma main sur la sienne :
— Je suis désolée si je n’ai pas su… si je n’ai pas pu te donner tout ça avant. Mais je t’aime très fort tu sais… même si je ne l’ai pas assez montré.
Camille a serré ma main très fort et j’ai senti pour la première fois depuis longtemps une chaleur nouvelle envahir mon cœur fatigué.

Depuis ce jour-là, j’essaie d’être différente avec mes petits-enfants : je les serre contre moi quand ils me sautent dans les bras après l’école ou quand ils viennent chercher un bisou avant de dormir chez Mamie.

Mais parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment réparer le passé ? Est-ce qu’il suffit d’un câlin tardif pour guérir toutes ces années de silence ? Qu’en pensez-vous ?