Ce livre qui me lie à elle : l’histoire d’un silence trop long
« Tu me le prêtes ? »
La voix de Victoria résonne encore dans ma tête, douce mais insistante, alors que je serre mon livre contre moi. Nous sommes assises côte à côte sur le vieux canapé du salon de Mamie Jeanne, au milieu du brouhaha habituel des retrouvailles familiales. Les rires fusent dans la cuisine, les enfants courent partout, mais moi, je me sens prise au piège. Ce roman, “Le Cœur en miettes”, c’est mon refuge, mon secret, le seul objet qui m’ait accompagnée pendant les nuits blanches de l’année dernière, quand Papa est parti sans un mot.
Victoria, c’est la nièce de Mamie Jeanne, donc ma cousine au second degré. On ne se voit qu’aux anniversaires ou à Noël, et encore, on échange à peine quelques banalités. Elle a ce sourire facile, ce regard qui semble tout comprendre sans rien juger. Pourtant, je ne sais rien d’elle. Et elle ne sait rien de moi.
Je sens son regard sur moi, j’hésite. Je voudrais dire non. Je voudrais lui expliquer que ce livre est bien plus qu’un simple roman pour moi. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je souris bêtement et je tends le livre. « Bien sûr… Prends-le. »
À cet instant précis, j’ai l’impression de me trahir. Je me hais de ne pas avoir su dire non, de ne pas avoir su défendre ce qui compte pour moi. Mais comment refuser sans paraître égoïste ? Comment expliquer à quelqu’un qu’un livre peut être une bouée de sauvetage ?
Les jours passent. Je repense à cette scène encore et encore. J’imagine mille façons de lui envoyer un message, de lui demander si elle a fini le livre, si elle peut me le rendre. Mais chaque fois que je prends mon téléphone, la honte me paralyse. J’entends déjà la voix de Maman : « Ce n’est qu’un livre, Camille ! » Mais non, ce n’est pas qu’un livre.
Un soir, alors que je dîne avec mes parents, la conversation dévie sur la famille. Maman évoque Victoria : « Elle a l’air de bien s’en sortir à Paris… Tu sais qu’elle a eu des soucis l’an dernier ? »
Je relève la tête : « Quels soucis ? »
Maman hésite : « Des histoires avec ses parents… Elle s’est retrouvée toute seule pendant plusieurs mois. »
Un silence s’installe. Je repense à mon livre, à ce que j’y ai trouvé : du réconfort dans la solitude, une façon de survivre quand tout s’effondre autour de soi. Et si Victoria avait eu besoin de ce livre autant que moi ?
Mais la colère monte aussi. Pourquoi dois-je toujours être celle qui cède ? Pourquoi est-ce toujours moi qui me tais ?
Quelques semaines plus tard, lors d’un déjeuner chez Mamie Jeanne, je croise enfin Victoria. Elle est assise dans le jardin, le visage fermé, le regard perdu dans le vide. Je prends mon courage à deux mains et m’approche.
« Salut… Tu as aimé le livre ? »
Elle sursaute presque : « Oh… Oui… Il m’a beaucoup touchée. Je suis désolée, je l’ai un peu abîmé… »
Je sens une pointe d’agacement : « Tu l’as encore ? »
Elle baisse les yeux : « Je l’ai laissé chez moi… Je peux te le rapporter la semaine prochaine si tu veux… »
Un silence gênant s’installe. Je sens mes joues chauffer. J’ai envie de crier que ce n’est pas juste, que ce livre est tout ce qu’il me reste des moments difficiles. Mais je vois ses mains trembler légèrement.
Elle murmure : « Tu sais… Ce livre m’a aidée à tenir quand j’étais seule… Je crois que je n’aurais pas tenu sans lui. »
Je reste figée. Les mots me manquent. Soudain, je comprends que nous avons partagé la même détresse sans jamais nous en parler.
Je souffle : « Moi aussi… »
Elle relève la tête, surprise. Un sourire timide naît sur ses lèvres.
Le lendemain, elle m’envoie un message : « Merci pour le livre. Je te le rends dimanche prochain. Et si tu veux en parler… »
Quand elle me rend enfin mon roman préféré, il est un peu écorné, la couverture a souffert, mais il porte désormais une histoire nouvelle : celle d’un lien fragile entre deux cousines qui se sont reconnues dans leur solitude.
Depuis ce jour-là, Victoria et moi nous écrivons souvent. Nous partageons nos lectures, nos secrets, nos peurs aussi. Le livre est revenu sur mon étagère mais il n’est plus tout à fait le même.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile de dire non ? Pourquoi avons-nous tant de mal à exprimer nos besoins face à ceux qu’on aime ou qu’on connaît à peine ? Et vous, avez-vous déjà regretté un silence trop long ?