Mon fils veut que je vende l’appartement de toute une vie : comment abandonner les murs qui connaissent chacun de mes secrets ?
« Maman, il faut que tu réfléchisses sérieusement. Cet appartement est trop grand pour toi maintenant. »
La voix de Julien résonne dans le salon, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de thé entre mes mains tremblantes. La porcelaine est tiède, mais mon cœur, lui, brûle d’une colère sourde. Je regarde mon fils, debout devant la fenêtre, les bras croisés, le regard fuyant. Il évite mes yeux, comme s’il avait honte de ce qu’il me demande.
« Tu sais bien que je ne peux pas partir d’ici, Julien. »
Il soupire, agacé. « Tu ne peux pas rester seule dans un trois-pièces à ton âge. C’est ridicule. Regarde-toi ! Tu te fatigues pour rien, tu montes les courses au troisième étage sans ascenseur… »
Je détourne la tête. Il ne comprend pas. Personne ne comprend. Ce n’est pas seulement un appartement. C’est ma vie entière, compressée entre ces murs jaunis par le temps. Ici, j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai ri. Ici, j’ai vu mon mari Paul s’éteindre doucement sur le vieux canapé du salon, un soir d’automne où la pluie frappait les vitres comme des doigts impatients.
Je ferme les yeux et tout me revient : les cris des enfants dans le couloir, les goûters improvisés sur la table basse, l’odeur du café le dimanche matin…
Julien insiste : « On pourrait acheter une maison à la campagne. Tu aurais un jardin, tu pourrais respirer l’air pur. Et puis… tu serais près de nous. »
Je sens la colère monter. « Près de vous ? Tu vis à trente kilomètres d’ici et tu passes me voir une fois par mois ! »
Il rougit, baisse la tête. Je sais que je suis injuste. Mais comment lui expliquer ? Comment lui faire comprendre que chaque fissure sur ces murs raconte une histoire ? Que le parquet grince là où Lucie a fait tomber son premier vélo ? Que la cuisine sent encore la confiture d’abricots que je préparais avec ma mère ?
Le soir venu, je m’assois seule dans la pénombre du salon. Les ombres dansent sur les murs, familières et rassurantes. Je tends la main vers la vieille commode et caresse le bois usé. Je me souviens du jour où Paul l’a portée sur son dos jusqu’ici parce qu’on n’avait pas les moyens de payer un déménageur.
Le téléphone sonne. C’est Lucie, ma fille cadette.
« Maman, Julien m’a appelée… Il m’a dit que tu refuses de vendre l’appartement. »
Sa voix est douce, mais je sens l’inquiétude derrière chaque mot.
« Je ne veux pas partir, Lucie. Je ne peux pas… »
Elle hésite, puis murmure : « Tu sais, moi aussi ça me fait mal de penser qu’on va vendre… Mais tu ne peux pas rester seule éternellement. Et puis… tu pourrais venir vivre chez moi quelque temps ? »
Je souris tristement. Chez elle ? Dans son petit deux-pièces à Villeurbanne ? Où je dormirais sur le canapé-lit pendant qu’elle court entre son travail et ses enfants ? Non… Ce n’est pas une solution.
Les jours passent et la tension monte. Julien revient avec des annonces immobilières imprimées à la va-vite.
« Regarde cette maison à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or ! Un vrai bijou ! »
Je secoue la tête.
« Tu refuses tout en bloc ! » s’énerve-t-il.
Un soir, il claque la porte si fort que le cadre photo de notre mariage tombe au sol et se brise en deux.
Je ramasse les morceaux en silence. Une larme coule sur ma joue.
La nuit suivante, je rêve de Paul. Il est assis à côté de moi sur le balcon, il me prend la main.
« Tu as peur d’oublier », murmure-t-il.
Je me réveille en sursaut. Oui… J’ai peur d’oublier. Peur que tout disparaisse si je quitte cet endroit.
Le lendemain matin, je croise Madame Lefèvre dans l’escalier.
« Alors, on dit que vous partez ? »
Je souris faiblement.
« Je ne sais pas encore… »
Elle pose sa main sur mon bras : « On ne quitte jamais vraiment sa maison, vous savez. On l’emporte avec soi… ici. » Elle tapote son cœur.
Mais comment emporter quarante ans de souvenirs dans une valise ? Comment expliquer à Julien que ce n’est pas l’espace qui compte mais ce qu’il contient ?
Un dimanche après-midi, Lucie vient avec ses enfants. Ils courent partout, rient aux éclats. Je les regarde jouer dans le même salon où leurs parents faisaient des cabanes avec des draps.
Lucie s’assoit près de moi : « Maman… On veut juste que tu sois heureuse et en sécurité. Mais si tu n’es pas prête à partir… on attendra. »
Je prends sa main dans la mienne.
Le soir venu, je reste seule devant la fenêtre ouverte sur la ville qui s’endort.
Est-ce égoïste de vouloir rester là où mon cœur bat encore plus fort ? Est-ce lâche d’avoir peur du changement ?
Et vous… auriez-vous le courage de tout quitter pour rassurer vos enfants ? Ou resteriez-vous fidèle à ces murs qui vous ont tant donné ?