Entre deux feux : le choix impossible d’Élodie
« Tu ne peux pas compter sur moi, Élodie. J’ai déjà assez donné. »
La voix de ma mère résonne encore dans l’entrée, froide, tranchante. Je serre les poings sur la poignée de la porte, tentant de retenir les larmes qui me montent aux yeux. Il est 7h13, le soleil n’a pas encore percé le ciel gris de Lille, et déjà ma journée s’annonce impossible.
Je jette un regard à mes enfants, Léa, six ans, qui s’accroche à ma jambe, et Paul, trois ans, qui pleurniche parce qu’il veut rester en pyjama. Mon téléphone vibre : un message de mon chef. « N’oubliez pas la réunion à 8h30. »
— Léa, habille-toi vite, s’il te plaît ! Paul, viens ici !
Ma voix tremble malgré moi. Je me sens coupable d’être impatiente, mais comment faire autrement ? Depuis que leur père nous a quittés pour une autre vie à Bordeaux, je gère tout seule. Je croyais pouvoir compter sur ma mère, Jacqueline, mais elle refuse catégoriquement de garder les enfants plus d’une heure par semaine. « À mon âge, j’ai besoin de penser à moi », répète-t-elle.
Je comprends, en théorie. Mais dans la pratique ?
Je dépose Paul à la crèche municipale — heureusement qu’il reste une place — puis j’emmène Léa à l’école. Je cours ensuite jusqu’à la mairie où je travaille comme secrétaire administrative. Je suis en retard, encore.
— Vous avez encore eu un souci ce matin ? me lance ma collègue, Sandrine, avec un sourire compatissant.
Je hoche la tête sans répondre. Tout le monde sait que je galère. Les regards sont parfois pleins de pitié, parfois de jugement. « Elle aurait dû mieux choisir son compagnon », ai-je déjà entendu dans le couloir.
À midi, je m’isole dans le petit parc derrière la mairie pour appeler ma mère une nouvelle fois.
— Maman… Je sais que tu es fatiguée, mais j’ai vraiment besoin d’aide. Juste pour quelques semaines, le temps que je trouve une solution…
— Élodie, tu ne comprends pas ? J’ai élevé mes enfants seule aussi ! J’ai travaillé toute ma vie ! Maintenant c’est ton tour. Tu dois apprendre à te débrouiller.
Sa voix est sèche. Je sens la colère monter en moi.
— Mais ce n’est pas pareil ! Tu avais Mamie pour t’aider !
Un silence gênant s’installe.
— Ce n’est pas une raison pour m’imposer ça maintenant. Je raccroche.
Je reste là, le téléphone collé à l’oreille, les larmes coulant sur mes joues. Pourquoi est-ce si difficile de demander de l’aide ? Pourquoi ma propre mère me ferme-t-elle la porte ?
Le soir, après avoir récupéré les enfants et préparé des coquillettes au beurre — encore — je m’effondre sur le canapé. Léa s’approche timidement.
— Maman, pourquoi tu pleures ?
Je la serre contre moi.
— Parce que c’est dur parfois… Mais ça va aller.
Je repense à toutes ces familles où les grands-parents sont présents, où l’on se serre les coudes. Ici, je me sens seule au monde. Les assistantes maternelles sont hors de prix ; la liste d’attente pour une place en halte-garderie est interminable.
Un soir, Sandrine me propose :
— Tu veux que je prenne Léa après l’école demain ? Ma fille serait ravie d’avoir une copine à la maison.
J’hésite. Accepter l’aide d’une collègue ? Mais ai-je vraiment le choix ?
— Merci Sandrine… Vraiment.
Le lendemain soir, en rentrant du travail, je trouve Léa rayonnante chez Sandrine. Je ressens un mélange de gratitude et d’humiliation. J’aurais voulu pouvoir tout gérer seule.
Le week-end arrive enfin. Je décide d’aller voir ma mère en personne. J’emmène les enfants au parc et passe chez elle en fin d’après-midi.
— Maman… Je ne viens pas te supplier cette fois. Je voulais juste te dire que j’aurais aimé qu’on soit plus proches… Que tu sois là pour tes petits-enfants.
Elle détourne les yeux.
— Tu ne comprends pas tout ce que j’ai traversé…
— Justement ! Pourquoi tu ne veux pas m’aider à ne pas reproduire la même solitude ?
Elle soupire longuement.
— Peut-être parce que j’ai peur de retomber dans ce rôle… Celui où on attend tout de moi…
Je reste silencieuse. Pour la première fois, je vois ma mère non plus comme une figure froide et distante mais comme une femme fatiguée par la vie.
En rentrant chez moi ce soir-là, je regarde mes enfants dormir et je me demande : est-ce que je leur transmets aussi cette solitude ? Est-ce qu’on peut vraiment tout porter seule sans finir par se briser ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut demander trop à sa famille ou est-ce juste normal d’espérer un peu de soutien ?